La notion de personne

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°22

LA SEMAINE DU PRATICIEN INFORMATIONS PROFESSIONNELLES

« La tentation de la personnification à outrance n’est-elle pas une manifestation d’une pensée nominaliste attentive aux symboles plus qu’aux mesures concrètes ? »

3 questions à Françoise Dekeuwer-Defossez, professeure émérite de  l’université Lille 2 

Le 1 er juin prochain la faculté de droit avec le concours du Laboratoire de recherche sur la personne du pôle facultaire droit, sciences économiques et sociales de l’université catholique de Lyon propose une conférence de synthèse qui permettra de croiser les regards des différentes spécialités du droit autour de la notion de personne (V. dans ce numéro JCP G 2017, doctr. 625 ). Le professeur Dekeuwer-Defossez nous apporte un premier éclairage sur cette notion source de multiples interrogations. 

Arrive t’on aujourd’hui à délimiter la notion de personne ?
C’est plus difficile conceptuellement que d’un point de vue pratique. Il n’y a guère de difficultés à savoir, concrètement, si telle ou telle entité est dotée des attributs de la personnalité, c’est-à-dire de la capacité de s’engager et d’agir en justice. Les incertitudes que l’on a pu avoir concernant certains groupements sont aujourd’hui levées, et il n’y a guère de contentieux sur ces questions. Il est beaucoup plus difficile de déterminer le sort des entités « à demi personnifiées », qui n’ont pas la personnalité juridique, mais s’en approchent. Cela peut concerner aussi bien l’embryon humain que le groupe de sociétés, qui sont traitées à certains égards comme s’ils avaient la personnalité juridique, mais sans en être dotées. Il est encore beaucoup plus difficile de déterminerle fondement de la reconnaissance de la qualité de personne, car il y a peu de points communs entre les personnes humaines et les personnes nonhumaines (sociétés, collectivités publiques…). On peut très schématiquement proposer de voir ce fondement dans la liberté de s’engager qu’ont toutes les personnes, mais c’est bien évidemment sujet à discussion et à précisions.

La notion de personne constitue-t-elle une catégorie juridique à part entière ?
Certainement, car toute la vie juridique est faite des relations qu’entretiennent les personnes entre elles, et qui peuvent porter
sur les divers biens qui en sont l’objet. Le grand clivage entre ceux qui agissent (les personnes) et ceux qui sont agis (les non-personnes) demeure structurant et indépassable. Par contre, il est indéniable que de grandes différences existent entre les personnes humaines et les personnes non-humaines. La question de l’anthropomorphisme de notre vision de la personnalité juridique et de la difficulté de penser des personnes hors des caractéristiques de l’être humain est l’un des intérêts de la réflexion sur la notion de personne menée par l’Université catholique de Lyon.

Les catégories juridiques existantes sont-elles pertinentes ou faut-il aller plus loin ?
La catégorie des personnes semble difficilement contestable car il faut bien prendre acte de l’existence d’agents juridiques qui organisent et modèlent la vie sociale par leurs décisions et leurs comportements. En revanche, les « non-personnes » sont un ensemble très varié allant des objets complètement inertes et sans connotation philosophique aucune à des entités qui semblent intermédiaires entre les personnes et les objets inertes. On peut évoquer pêle-mêle les embryons, les animaux dotés de sensibilité, certains éléments de la Nature (comme le Fleuve qui a été doté de la personnalité par une décision du Parlement néo-zélandais), les robots, les groupes de sociétés… pour le moment chacune de ces presque-personnes a un statut juridique propre, ce qui entraîne évidemment une très grande diversité correspondant à l’hétérogénéité de ces entités. La tentation est grande, pour les défenseurs de ces quasi-personnes, ou au contraire pour ceux qui veulent en exiger quelque chose, de leur conférer la personnalité, soit pour les protéger, soit pour les obliger. En dehors de l’effet symbolique de la personnification, Il n’est pas certain que le résultat recherché soit atteint. À quoi sert de personnifier un Fleuve, sinon à permettre à ses défenseurs d’agir pour sa protection, ce qui est déjà tout à fait possible ? Deviendra- t-il possible de demander à un animal ou à un Fleuve des comptes s’ils produisent des dommages, parce qu’ils auront été personnifiés ? Le robot personnifié ne continuera-t-il pas à engager la responsabilité de celui qui l’a programmé ou de celui qui l’a fait fonctionner, faute de réelle liberté engageant un patrimoine propre ? N’est-il pas possible de rendre une société mère responsable des agissements de sa filiale sans personnifier le groupe de sociétés ? Et est-ce que la douloureuse question de la reconnaissance de l’homicide du foetus dépend réellement de sa personnification ? La tentation de la personnification à outrance n’est-elle pas une manifestation d’une pensée nominaliste attentive aux symboles plus qu’aux mesures concrètes ? Plutôt que de militer pour la reconnaissance de personnes qui n’en sont pas en réalité, faute d’une volonté libre et consciente, capable d’engagement, ne vaudrait- il pas mieux réfléchir sur des statuts à inventer de « quasi-personnes » protégées à raison de leur dimension morale spécifique qui exclut à leur égard le droit de propriété absolu du Code civil ?

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LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°22  – 29 MAI 2017

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck

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