Extrait de la Semaine Juridique Edition Générale
Edito
Henri Leclerc et la « bascule à Charlot »
Il y a mille et une raisons de lire, et de garder pour les relire, les cinq cents pages de Mémoires que publie Henri Leclerc (La parole et l’action : Fayard ). Chacun ici sait le talent de l’avocat, la rigueur du juriste, la ferveur du militant, la profonde humanité de l’homme sous la robe. Le document qu’il livre n’est pas seulement le récit de plus d’un demi-siècle de barre, il est le témoignage d’un acteur engagé dans les événements les plus marquants de son temps. Parce que la place est comptée et oblige à choisir, on en retiendra un, en ces jours d’anniversaire de l’abolition de la peine de mort, le 18 septembre 1981.
Henri Leclerc appartient à cette génération d’avocats qui a plaidé en défense d’accusés sur lesquels pesait la menace de la guillotine – la « bascule à Charlot » comme l’appelaient entre eux les pénalistes – et qui a jeté toutes ses forces dans le combat pour l’abolition.
Son patron de l’époque, Albert Naud, refusait tout honoraire dès lors qu’il était sollicité dans une affaire où se jouait la tête d’un homme. Mais il a aussi entendu un autre célèbre avocat, René Floriot, qui intervenait comme défenseur de la partie civile, ouvrir sa plaidoirie dans une affaire d’assassinat en disant : « On nous raconte que je ne dois pas parler de la peine. Eh bien ! Au nom de la victime, je réclame la peine de mort ! » Seul sur le banc de la défense, Henri Leclerc a vécu l’attente du verdict dans un procès à Saint-Omer où la peine de mort avait été requise contre celui qu’il défendait, un homme qui avait suivi un agent des allocations familiales dans sa tournée de distribution chez les mineurs du coron et l’avait abattu chez lui, à l’heure du déjeuner devant ses enfants pour lui dérober sa sacoche. Il a connu ce moment de retour du délibéré où le président énonce les réponses apportées par la cour et les jurés aux questions sur la culpabilité de l’accusé. Toutes positives, plus une, celle qui lui accordait les circonstances atténuantes. Il est donc de ceux qui ont éprouvé « cette petite explosion dans le coeur » à l’énoncé de ce « oui » qui excluait que soit prononcée la peine capitale. Tout cela l’autorise à raconter une autre histoire. Elle se tient un soir de 1982 à Aix-en-Provence, dans l’un des bistrots du cours Mirabeau qui accueille les pénalistes de retour des assises. Henri Leclerc dîne avec l’un des plus renommés de ses confrères, l’avocat toulousain Alain Furbury, qui l’interpelle soudain : « Ton ami Badinter, c’est vraiment un salaud, un traître ! En faisant abolir la peine de mort, il a ruiné
l’essentiel de notre métier et l’a privé du goût du sang qui en faisait sa grandeur, pour ne pas dire l’enchantement.
» La discussion entre les deux hommes se poursuit tard dans la nuit. « Bien sûr, écrit Henri Leclerc, Furbury détestait la peine de mort, mais il aimait se battre contre elle. » Puis il livre cette confidence : « Je fus bien obligé d’avouer que, si la nausée me venait rien qu’au souvenir des audiences où j’avais tant tremblé et si ardemment bataillé pour la vie d’un homme, j’avais aussi touché dans ces moments la quintessence de notre métier, de notre fonction. » La sincérité de petits aveux comme celui-là font le sel des grands Mémoires d’avocat.
« Il est de ceux qui ont éprouvé « cette petite explosion dans le coeur » à l’énoncé de ce « oui » qui excluait que soit prononcée la peine capitale. »
Pascale Robert-Diard
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 38 – 18 SEPTEMBRE 2017 – © LEXISNEXIS SA
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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck