EXTRAIT DE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 23 – 4 JUIN 2018 – © LEXISNEXIS SA
Une justice ordinaire
Florence Creux-Thomas
Le projet de loi de programmation pour la Justice déposé devant le Sénat le 20 avril prévoit « le regroupement de l’ensemble des contentieux relevant du tribunal d’instance au TGI ». Dans une lettre datée du 9 avril au Premier ministre et à la ministre de la Justice, un collectif de juges d’instance a pris la plume « Pour sauver la justice de proximité ».
«Ces petits litiges sont la vraie vie », lance un juge signataire de la lettre adressée par un collectif de 280 juges d’instance (sur 4 883 : chiffres min. Justice 2016) inquiets du devenir de la justice d’instance. Cette justice de proximité où tout un chacun peut trouver « l’oreille des fonctionnaires, l’expertise de juges passionnés et très impliqués ». « Pourquoi supprimer un tribunal qui fonctionne et dont le taux d’appel est faible ? », interroge Christophe Bouvot, juge à Nogent-sur-Marne (V. dans ce numéro, JCP G 2018, prat. 658).
De suppression, il n’est pourtant pas question martèle la garde des Sceaux, qui promet lisibilité et accessibilité pour le justiciable. Tout en reconnaissant que le projet de réforme « recèle de réelles avancées », certains juges font une autre lecture du texte. « Le bâtiment ne disparaîtra pas, la juridiction si », assurent-ils. Ainsi, le projet prévoit que le TGI devienne « la seule juridiction compétente en matière civile en première instance ». Devenus des chambres détachées, les tribunaux d’instance auraient une activité à géométrie variable, en fonction d’une répartition décidée par les chefs de cours et les chefs de juridictions. Outre un socle de compétences communes non encore fixé, ces chambres pourraient se voir attribuer des missions différentes d’un territoire à l’autre. « Un aléa » pointé par le collectif qui dénonce la suppression de la spécialisation des juges d’instance, avec pour conséquence de cette redistribution des contentieux, un « éloignement » de la juridiction en raison des transferts devant le TGI, et un coût supplémentaire avec l’extension de l’avocat obligatoire et la mise en place d’une saisine unifiée par assignation.
« Peut-être serait-il bon de venir voir ce qu’est le quotidien d’un tribunal d’instance » invite le collectif. Cette justice ordinaire, héritée de la « justice de paix », est une plongée au cœur de « contentieux sans gloire » comme les a décrits Emmanuel Carrère (D’autres vies que la mienne : 2009, P.O.L.). Des petits litiges aux enjeux inversement proportionnés pour ceux qui les portent devant un juge. La plupart d’entre eux franchit les portes d’un tribunal pour la première fois, certains en « costume du dimanche » avec « leurs sacs plastiques plein de documents ».
Ce « juge de la vulnérabilité » est aux prises directes avec l’humain, – surendettement, expulsion, crédits à la consommation, majeurs vulnérables, querelles de voisinage, etc. « Ce qui nous différencie des autres juges, c’est notamment la procédure orale sans le fi ltre de l’avocat ». À la barre, « toutes les vannes s’ouvrent. Il faut glaner les bonnes informations, s’assurer qu’on est dans la bonne qualification juridique ». Les journées d’audience se préparent en amont, « on n’y va pas la fleur au fusil. Et on en sort rincé ».
Dans l’un de ses premiers dossiers, un frère demandait à l’autre le remboursement de la croix du cercueil du père pour un montant de 30 €. « On pourrait se demander pourquoi ils viennent encombrer les tribunaux, mais cette question ne se pose pas. Je suis magistrat, les gens qui me sollicitent ont de bonnes raisons. Ils ont demandé l’aide de la justice, on leur doit le même intérêt », témoigne Christophe Bouvot.
Le juge partage son activité entre la tutelle, une à deux audiences civiles par mois, où 40 affaires en moyenne lui sont soumises, un à deux référés, les injonctions de payer et deux demi-journées consacrées aux saisies des rémunérations. Sa collègue a la même activité outre l’administration du tribunal. Là où la Chancellerie veut « recentrer le juge sur son office », ce magistrat estime être dans son office quand il « applique la règle et prend le temps de l’expliquer ». Une spécialité et une expertise qu’il ne veut pas voir disparaître.
Télécharger l’article au format PDF
LA SEMAINE JURIDIQUE ÉDITION GÉNÉRALE
Le magazine scientifique du droit.
Votre revue sur tablette et smartphone inclus dans votre abonnement.
AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck