EXTRAIT DE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 23 – 4 JUIN 2018 – © LEXISNEXIS SA
LA SEMAINE DU PRATICIEN INFORMATIONS PROFESSIONNELLES
Actualités
MAGISTRAT
« Les contentieux de l’instance peuvent sembler bien dérisoires à quiconque résume la vie judiciaire aux problèmes de partage d’héritage de chanteur ou de grandes affaires d’assises »
3 questions à Christophe Bouvot, juge d’instance à Nogent-sur-Marne
Dans une lettre ouverte au Premier ministre, Edouard Philippe et à la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, publiée le 9 avril dans le journal Libération, un collectif de 280 juges d’instance exprime ses inquiétudes quant à l’avenir des tribunaux d’instance tel qu’envisagé dans le projet de réforme de la Justice. Présentée en Conseil des ministres, la loi de programmation 2018-2022 et de réforme a été déposée devant le Sénat le 20 avril dernier (n° 463) pour être examinée prochainement (V. dans ce numéro, JCP G 2018, act. 632).
Quelles sont les principales inquiétudes exprimées par le collectif de juges d’instance s’agissant du projet de réforme de la justice de première instance ?
Il est important de préciser que les magistrats sont tenus d’appliquer la loi. À ce titre ils la respectent. Nous sommes trop attachés à la séparation des pouvoirs pour dicter au législateur ce qu’il doit décider. Pour autant, nous nous préoccupons des conséquences de ce projet pour les justiciables et pour l’idée même de Justice.
L’assignation comme mode de saisine unique signifie le recours à un huissier ce qui a un coût que tout le monde ne pourra pas supporter. Pour contrebalancer, il est également question de généraliser la saisine en ligne. Que fait-on des personnes vulnérables et/ou âgées, isolées, de celles qui n’ont pas les moyens d’avoir un ordinateur (le mythe du surendetté vivant abondamment des prestations sociales a encore la vie dure), des illettrés ? Le Défenseur des droits, dans son rapport annuel pour l’année 2017, l’a indiqué : « la rétractation des services publics (est le) fait des politiques budgétaires depuis 20 ans et la transformation des guichets humains par le numérique ». Si c’est vrai pour les services publics, pourquoi serait-ce différent pour la Justice ? En outre, la réforme prévoit d’accroître la part de conciliation. C’est déjà notre mission (CPC, art. 845), alors pourquoi vouloir à tout prix encourager l’externalisation de cette tâche, par le recours à des officines de médiation dont les services sont payants ? Je suis également sceptique quant à une conciliation « algorithmique » telle qu’elle est prévue à l’article 4 du projet de loi… Mettre en équation des destins humains nie l’idée même d’individu et oublie que tous les comportements ne sont pas rationnels.
Enfin, s’agissant du traitement des injonctions de payer (480 000 décisions par an), le projet de texte prévoit de créer une juridiction nationale aux contours assez flous s’agissant des moyens alloués. Pour mémoire, cette procédure est une procédure non contradictoire. La Chambre nationale des huissiers plaide en plus pour que les huissiers soient dispensés de transmettre les pièces lorsque la requête est déposée par un officier ministériel (soit une part non négligeable des injonctions de payer concernant les organismes de crédit). Faisons le point : pas de contradictoire, pas de pièces… pourquoi un juge ? Qui acceptera de mettre sa signature au pied d’une décision rendue dans ces conditions ? Deux risques majeurs doivent être anticipés : soit les collègues rejetteront massivement pour permettre aux parties de communiquer des pièces. Dans ce cas les juridictions risquent très vite d’être embolisées. Soit à l’inverse, le rythme ne permettra plus de remplir pleinement notre office et auquel cas, il faudra expliquer à la Cour de Justice pourquoi on renonce à assurer l’effectivité des dispositions de la directive 2008/48 concernant les contrats de crédit aux consommateurs.
Que va changer concrètement la création de chambres détachées pour le justiciable et en quoi le rôle des juges d’instance va-t-il changer ?
La réforme prévoit la disparition des tribunaux d’instance (en tant que juridiction), la communication autour du projet de loi assurant simplement que le bâtiment subsistera sous l’appellation « chambre détachée du TGI ». Cette chambre se verra confier des attributions par les chefs de juridiction sur la base d’un socle commun reprenant les compétences actuelles des TI.
Si l’on peut se réjouir d’une disparition qui ne fait rien disparaître en apparence, il demeure une inquiétude fondamentale : la disparition de la fonction spécialisée de juge d’instance emporte suppression de la formation initiale spécialisée, soit 6 mois, et des changements de fonctions soit un mois ce qui entraînera nécessairement une perte de compétence et de qualité dans les matières concernées.
D’un point de vue procédural, un flou subsiste sur le maintien de la procédure orale et la dispense d’avocat. Une conséquence directe : ceux qui peuvent payer les honoraires d’un avocat introduiront des actions ou seront représentés en défense. Les autres déposeront des demandes d’aide juridictionnelle, qui feront exploser le budget de la justice d’une part et allongeront les délais de procédure. D’autres enfin renonceront…
Lors de la réforme dite « Dati » en 2007, on a éloigné géographiquement certains justiciables des lieux de justice. Par la création de chambres détachées, on met à distance de manière immatérielle le justiciable en créant un clivage entre ceux qui peuvent et les autres.
Puisqu’il est question de justice de qualité : plutôt que de restreindre le nombre de dossiers qui viennent devant le juge, pourquoi ne pas augmenter le nombre de juges ? Peut-être que la justice de qualité n’est pas une justice à moyens constants.
La justice de première instance est parfois décrite comme une justice laissée pour compte, partagez-vous cette analyse ?
À titre personnel, je réfute cette approche misérabiliste. En revanche, nous sommes assurément les juges DES laissés pour compte : les surendettés, les majeurs vulnérables, les consommateurs…
Ceux-ci doivent pouvoir continuer à accéder au juge. Ils doivent pouvoir venir avec leurs soucis qui semblent futiles mais qui pourrissent leur vie. Il est certain que les contentieux de l’instance peuvent sembler bien dérisoires à quiconque résume la vie judiciaire aux problèmes de partage d’héritage de chanteur ou de grandes affaires d’assises. Mais derrière telle haie de thuya, derrière tel contrat de crédit, derrière ces loyers qu’on ne peut plus payer, il y a des tensions, des frustrations, des souffrances. En bref, il y a des enjeux de paix sociale. Lorsque je suis devenu magistrat, il m’a été dit que pour faire un bon magistrat il fallait aimer les gens au moins autant qu’on aime le droit… franchissez la porte des tribunaux d’instance et vous comprendrez pourquoi.
Propos recueillis par Florence Creux-Thomas
Télécharger l’article au format PDF
LA SEMAINE JURIDIQUE ÉDITION GÉNÉRALE
Le magazine scientifique du droit.
Votre revue sur tablette et smartphone inclus dans votre abonnement.
AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck