EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 17 – 29 AVRIL 2019
EDITO
La fin d’un monde
Nicolas Molfessis

Révolution en vue. La Cour de cassation vient d’annoncer l’abandon, au 1 er octobre prochain, de la phrase unique qui composait ses arrêts et, par suite, celle des Attendus qui lui servaient de patère. Avec cette mise à mort, c’est la scansion même de la décision qui s’en trouve chamboulée, son rythme comme sa structure.
La sentence couvait. Depuis plusieurs années, les Attendus étaient dans le collimateur, délaissés des juridictions du fond, ignorés des avis, et rayés des enseignements prodigués aux élèves-magistrats. Leur « mort » fut même annoncée dès 1968. Le vent de l’époque soufflait alors sur des magistrats intrépides et le procureur général Touffait, moderne avant la post-modernité qui s’abat aujourd’hui sur la Cour de cassation, s’en félicitait (D. 1968, chron. p. 123). En abolissant les Considérants, le Conseil d’État comme le Conseil constitutionnel leur ont porté le coup de grâce : comment les Attendus auraient-ils pu résister à cette déferlante ?
Avec eux, c’est toute une tradition d’écriture qui disparaît, celle d’une concision volontaire du style et d’une motivation enfermée dans l’argument juridique. Ce qui nous est annoncé est bien différent : une structure-type en quatre parties, des intitulés qui les séparent, une division par paragraphes numérotés, un style direct, une explicitation de la méthode d’interprétation…
L’objectif est bien connu. Il s’agit de « favoriser la lisibilité et l’intelligibilité de l’arrêt », à l’attention d’un lectorat grand public qui ne saurait souffrir de fracture sémantique. Saisi de jeunisme, le Conseil constitutionnel a dans le même sens éradiqué le terme « grief », « considéré comme difficile d’accès pour le grand public ». Le Conseil d’État, dans un Vade-mecum (étrange appellation pour qui préconise d’abandonner le latin), recommande à son tour de faire table rase d’expressions qui ont bercé des générations de juristes : juridiction de « céans », « ester en justice », « il appert » ou même « il s’évince de ». L’audace nourrit l’audace : le préfixe « sus » et l’adjectif « ledit » seront remplacés par « ci-dessus » ou par « ce » ou « cette ». On ne donnera pas cher du « Nonobstant », ce « malgré » de nos aïeux qui nous a fait juristes.
Une telle tendance est sous l’emprise de la comitologie triomphante, qui remet toute chose, même la plus naturelle, entre les mains d’experts. Puisque le recours au style direct va imposer l’emploi de formules de coordination et de liaison logique, la Cour de cassation, réunie en Commission, a fait savoir que « l’établissement de propositions lexicales appropriées pourrait être confié à un comité de rédaction chargé d’intégrer l’ensemble des évolutions induites par les travaux de la commission dont celle-ci appelle de ses voeux la création ». On ne saurait « mieux » dire.

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck