Commande publique – Notre-Dame de Paris : de l’émotion à l’exception – Repère par Gabriel ECKERT

Contrats et Marchés publics n° 6, Juin 2019, repère 6

Repère par  Gabriel  ECKERT  professeur de droit public directeur de Sciences Po Strasbourg et de l’Institut de recherches Carré de Malberg

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« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée ». Ces mots de Victor Hugo, dans le livre X de Notre-Dame de Paris auraient pu être ceux décrivant l’embrasement, lundi 15 avril 2019, de la cathédrale Notre-Dame de Paris. De fait, les mots de Victor Hugo sont pour beaucoup dans la construction, à partir des années 1830, d’un « amour de l’architecture nationale » et d’une « communauté nationale » rassemblée autour du symbole, largement désacralisé, de « la cathédrale de la nation » (A.-M. Thiesse : Le Monde, 17 avr. 2019, p. 14). Joyaux de l’art gothique, construite entre 1163 et 1345, restaurée et revisitée par Viollet-le-Duc à partir de 1843, elle est un symbole de l’Histoire de la France et de l’Europe, illustrée par le Te Deum de la libération de Paris. Comme le résume Michel Maffesoli, « avec Notre-Dame resurgit une dimension spirituelle du monde » (Le Monde, 28 et 29 avr. 2019, p. 20).

Cela explique l’émotion suscitée par la destruction partielle d’un édifice qui n’avait pas connu d’incendie majeur au cours de ses huit siècles d’existence, mais également la polémique rapidement ouverte sur les conditions de sa restauration et la « marque discrète de notre temps » (J.-Cl. Schmitt, Le Monde, 21 au 23 avr. 2019, p. 27) que celle-ci pourrait comporter. De même, les modalités de réalisation d’un tel chantier ont interrogé dans la mesure où le Président de la République a annoncé son intention de rebâtir la Cathédrale Notre-Dame « d’ici cinq années », au risque, selon une tribune publiée par plus d’un millier de conservateurs du patrimoine, d’architectes des Bâtiments de France et de professeurs d’histoire de l’art que ce volontarisme politique n’efface « la complexité de la pensée qui doit entourer ce chantier derrière un affichage d’efficacité » (Le Figaro, 29 avr. 2019, p. 22).

C’est tout le sens du débat suscité par le projet de loi pour la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet (Doc. Parl., AN, n° 1881), adopté par l’Assemblée Nationale le 10 mai 2019 et qui pose la question de la place de l’émotion, mais aussi de l’urgence, de la dérogation et de l’exception en droit et, plus particulièrement, en droit des contrats publics.

L’émotion, qui s’est traduite par la promesse de plus de 800 millions d’euros de dons, conduit à s’interroger sur le champ d’application du droit de la commande publique, bien que celui-ci ne régisse que « les contrats conclus à titre onéreux » (CCP, art. L. 2). En effet, si le projet de loi ouvre, à compter du 16 avril 2019, une souscription nationale (art. 1er) destinée au « financement des travaux de conservation et de restauration de la cathédrale Notre-Dame et de son mobilier dont l’État est propriétaire » (art. 2), il dispose que les dons peuvent être versés au Trésor public mais également au Centre des monuments nationaux, à la Fondation de France, à la Fondation du patrimoine et à la Fondation Notre-Dame et sont « reversés à l’État ou à l’établissement public désigné pour assurer la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris » (art. 3). Si la relation de prestation de services assurée par des tiers collecteurs au profit de l’État peut aisément être considérée comme une relation interne au secteur public dans le cas du Centre des monuments nationaux (CCP, art. L. 2511-1), ce n’est pas le cas de celle établie par la loi avec trois fondations privées. Il reste que, comme l’a relevé le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi (CE, avis, 23 avr. 2019, n° 397683), ces organismes sont « les seules structures à but non-lucratif dont la mission est la protection du patrimoine ayant la capacité par leur dimension, à gérer les montants des dons attendus sans imposer de frais de gestion ». Il découle de cette absence de contrepartie et donc d’onérosité que « le projet de loi peut les désigner pour collecter les dons versés au titre de la souscription, sans procéder à une publicité et à une mise en concurrence préalable ».

Mais la difficulté resurgit à propos des donateurs eux-mêmes, notamment lorsque leur contribution prend la forme d’un « abandon exprès de revenus ou de produits » (art. 5) ou d’un mécénat de compétence par des opérateurs économiques contribuant à la conservation et à la restauration. L’onérosité d’un contrat est, en effet, appréciée largement par les juridictions européennes qui considèrent qu’« un contrat ne saurait échapper à la notion de marché public du seul fait que sa rémunération est limitée au remboursement des frais encourus » (CJUE, 19 déc. 2012, aff. C-159/11, Azienda Sanitaria Locale di Lecce) ou encore que « la condition relative au caractère onéreux des contrats… implique de vérifier si ces contrats comportent un intérêt économique direct » pour le pouvoir adjudicateur (CJUE, 15 juill. 2010, aff. C-27/108, Comm. c/ Allemagne). En l’espèce, si le seul avantage fiscal attaché au mécénat, même dans les conditions de déductibilité accrues par le projet de loi, ne devrait pas suffire à constituer une contrepartie de nature à remettre en cause l’absence d’onérosité, il convient de tenir compte de l’avantage qui pourrait résulter l’accès de l’entreprise à un projet aussi emblématique que celui de la restauration de la cathédrale Notre-Dame.

L’émotion conduit à l’exception lorsque le projet de loi dispose que « les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent également opérer des versements au titre de la souscription nationale » (art. 4) dérogeant ainsi à l’exigence d’un intérêt public local qui traditionnellement fait obstacle aux subventions des collectivités territoriales en vue de la restauration d’un monument ne se trouvant pas sur leur territoire (CE, 16 juin 1997, n° 170069, Dpt Oise : Dr. adm. 1997, comm. 313, note L.T.). Mais, surtout, l’exception gouverne le régime de la conception et de l’exécution des travaux de « conservation et de restauration  », ce qui est au cœur de la polémique suscitée par le projet de loi, d’autant plus que la formule utilisée n’exclut nullement la modification de l’ouvrage (sous réserve de l’autorisation du préfet de région ou du ministre de la Culture, en application des articles L. 621-9 et R. 621-13 du Code du patrimoine, et de l’accord du maire de la Ville de Paris, sur le fondement des articles R. 425-5 et R. 425-23 du Code de l’urbanisme).

Il en est ainsi de l’habilitation donnée au Gouvernement pour créer, par ordonnance, un « établissement public de l’État aux fins d’assurer la conduite, la coordination et la réalisation des études et des opérations concourant à la conservation et à la restauration » (art. 8). Si cette création conduit à un transfert de compétences de l’État au nouvel établissement, elle ne constitue pas un marché public (CCP, art. L. 1100-1). À l’inverse, si ce dernier intervient dans le cadre d’un mandat de maîtrise d’ouvrage, l’obligation de mise en concurrence (CJCE, 20 oct. 2005, aff. C-263/03, Comm. c/ France : Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 296, note W. Zimmer) ne pourra être écartée que sur le fondement d’une relation « in house » que la présence prévue, au sein de l’établissement public, de l’association diocésaine de Paris pourrait fragiliser.

Fait également débat la possibilité d’apporter, toujours par ordonnance, les adaptations et dérogations nécessaires à de nombreuses législations et notamment en matière d’occupation du domaine public et de commande publique (art. 9). Les potentialités offertes sont certainement utiles dans le cadre d’un chantier exceptionnel à de nombreux égards, mais elles interrogent sur le regard porté par le Gouvernement et le Parlement sur les règles de principe et leurs vertus protectrices de l’intérêt général, des administrés et des entreprises. Ainsi, peut-on hésiter sur la justification, pour reprendre les termes de l’étude d’impact du projet de loi, d’« un dispositif d’autorisation d’occupation et de sous occupation (qui) permettrait de dispenser de la procédure de sélection prévue par le code général de la propriété des personnes publiques pour l’opération elle-même et celles qui lui sont liées, y compris si elles sont éloignées ». Plus encore, à propos des dérogations au droit de la commande publique (par exemple pour l’organisation d’un concours international d’architecture ou afin d’assouplir les règles de la maîtrise d’ouvrage publique), le Conseil d’État n’a pu que relever que l’étude d’impact n’en donne aucune explication et « doit donc encore être complétée sur ce point ». En attendant, bien des questions se posent, comme celle de l’invocation de l’« urgence impérieuse résultant de circonstances extérieures » (CCP, art. R. 2122-1), qu’il convient certainement de cantonner aux seuls marchés de protection et de sécurisation du site.

La rapidité et l’efficacité de l’action publique sont, à l’évidence, des conditions de la bonne réalisation de l’intérêt général. Mais il en va de même des exigences qui fondent la protection des intérêts publics et le bon fonctionnement du marché et qui sont à la base du droit commun de la commande publique. Cela ne devrait conduire à y déroger qu’avec la plus extrême prudence, sauf à renouer avec la tradition de la « boite à outil », que la réforme de la commande publique tentait de dépasser, et, plus largement, à ne voir dans ces règles qu’une simple contrainte des temps ordinaires.

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