EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 20 – 20 MAI 2019
LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS
La réforme de la rédaction et de la motivation des arrêts de la Cour de cassation en question : les points de vue du professeur Nicolas Molfessis et du président de chambre à la Cour de cassation Bruno Pireyre
Le chameau vu pour la première fois
Nicolas Molfessis, professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II)
POINTS-CLÉS ➜ La Cour de cassation vient de rendre, par un arrêt de la chambre criminelle, son premier arrêt en style direct ➜ Les « Attendus » sont abandonnés et avec eux une présentation de l’arrêt que la Cour de cassation n’estime plus pertinente ➜ L’évolution du style ne s’accompagne pas d’un enrichissement de la motivation

« Lorsqu’ils virent le chameau pour la première fois, les hommes eurent peur, et, frappés de sa grande taille, ils s’enfuirent. Mais quand avec le temps ils se furent rendu compte de sa douceur, ils s’enhardirent jusqu’à l’approcher. Puis s’apercevant peu à peu que la bête n’avait pas de colère, ils en vinrent à la mépriser au point de lui mettre une bride et de la donner à conduire à des enfants » .
Fort de cette fable que nous a léguée Esope et dont il déduit qu’elle « montre que l’habitude calme la peur qu’inspirent les choses effrayantes », observons donc notre spécimen, cette singulière décision rendue par la chambre criminelle et qui semble être la première à adopter le style direct promis par la Cour de cassation.
Une telle innovation avait en effet été annoncée. La Cour de cassation a pris soin de préparer les esprits, en multipliant les groupes de travail, les commentaires, les colloques, toutes sortes de manifestations permettant de discuter les évolutions en germe. Il faut dire que, depuis plusieurs années, la motivation des décisions de justice est au centre de réflexions nombreuses, visant à en rénover, en profondeur, les principales caractéristiques. On connaît les griefs : trop succincte, opaque, insuffisamment explicative de la ratio decidendi, la motivation ne serait plus au service de la compréhension de la décision, cette condition essentielle à toute politique jurisprudentielle et, assurément, à une réception réussie des décisions rendues. De nombreux arrêts, par leur ambiguïté et en raison de la difficulté même pour les plus aguerris d’en saisir le sens, ont desservi la cause de cette brièveté longtemps revendiquée par la Cour de cassation.
La Cour de cassation, dans cette perspective, s’est orientée vers une motivation qu’elle a elle-même dénommée « enrichie » de ses décisions (V. la très intéressante analyse de P. Deumier, Motivation enrichie : bilan et perspectives : D. 2017, p. 1783), à des fi ns d’intelligibilité. C’est dans l’air du temps : se justifier, expliquer, clarifier. Une pédagogie juridique qui sied à une époque où le savoir et la science du droit elle-même sont suspects. La décision de justice doit être lue et comprise par tous. Il faut mâcher le travail du lecteur, faire clair, jouer sur la forme pour rendre la décision accessible à tous, comme si le droit était une grammaire ouverte, sans concept ni notion.
Aussi la Cour de cassation a-t-elle d’abord initié une expérimentation à partir de ses avis (V. not. P. Deumier note sur Cass. avis, 29 févr. 2016, n°16002 : JCP G 2016, 324), qu’elle a ensuite élargie à de nombreux arrêts, bien connus et étudiés ces derniers temps.
Cette première évolution consiste, de la part de la Cour, à se référer à différentes décisions, dont les siennes, expliquant ainsi la généalogie de ses choix. C’est la technique de référence à des précédents, qui « flirte » avec l’interdiction des arrêts de règlement et reste singulière lorsqu’il est fait renvoi à des décisions de la Cour de cassation elle même. La Cour fait alors le « chaînage » de ses solutions dans l’arrêt. Un tel enrichissement ne consiste donc aucunement à faire entrer dans l’arrêt les raisons extérieures – économiques, sociales ou autres – qui pourraient expliquer le choix opéré par la Cour. La décision s’en tient à rappeler son environnement interne, en quelque sorte. Avouons-le : rien de très probant dans ce qui relève plus de la complication que de l’explication. La motivation n’est pas là pour faciliter la connaissance de la jurisprudence, mais pour en comprendre les ressorts.

LA SEMAINE JURIDIQUE ÉDITION GÉNÉRALE
Le magazine scientifique du droit.
Votre revue sur tablette et smartphone inclus dans votre abonnement.
AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck