Actionnaire : peu à peu, le citoyen évince l’actionnaire

Extrait Revue Semaine Juridique Edition Générale n°48 – 23 Novembre 2015

Dominique Bompoint, avocat à la Cour, Cabinet Bompoint

Dans la conception traditionnelle de la société anonyme, l’actionnaire  a  le  pouvoir  de  prendre  en assemblée  générale les  décisions  les  plus  importantes pour l’entreprise.
Ce pouvoir est la contrepartie  du  risque  économique  que  l’actionnaire  a accepté de prendre en investissant dans le capital social. Participant du droit de propriété, sa seule limite est celle de l’abus de droit – abus de majorité, abus de minorité – quand l’actionnaire nuit à l’intérêt social dans l’exercice de son pouvoir d’imposer ou de s’opposer.

L’évolution récente du droit des sociétés, en phase avec celle des  pratiques et des mentalités, brouille cette vision. Les enjeux que revêtent  pour  l’économie,  mais  aussi  pour  la  cohésion  sociale, les décisions des plus grandes sociétés commerciales, expliquent l’essor d’une législation qui évince progressivement l’actionnaire au profit du pouvoir politique et de l’ imperium  des tribunaux.
Excitée  par  le  personnel  politique,  l’opinion  s’ empare  des  indemnités  de  départ  et  des primes de  bienvenue  promises  aux dirigeants  des  grands  groupes,  et  s’en  scandalise  même  quand leur charge n’entame que des fonds privés. Le fait que le législateur ait donné sur ces questions une certaine compétence aux assemblées  d’actionnaires  ( L. n° 2005-842, 26 juill. 2005
soumettant ces décisions à la procédure des conventions réglementées),  récemment  élargie  par  les  recommandations  du  Code Afep-Medef ( art. 24.3  sur le  say-on-pay ), apparaît insuffisant :
la menace d’un plafonnement que le droit viendrait instaurer à l’instar des entreprises publiques ( D. n° 2012-915, 26 juill. 2012 ) est brandie devant le patronat s’il ne s’autodiscipline pas.

Qu’arrive un projet d’acquisition, par un acteur étranger, d’une entreprise  française  majeure,  même  fortement  implantée  hors de  nos  frontières,  et  le  pouvoir  politique  s’investit  par  décret
( D.  n°  2014-479,  14  mai  2014 )  du  pouvoir  de  subordonner l’opération  à  l’obtention  d’une  autorisation  ministérielle  qui  obligera  les  protagonistes  à  maintes  concessions  pouvant  aller
jusqu’à faire consentir le principal actionnaire à la captation de ses droits de vote par l’État.
La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité  et l’égalité des chances économiques, dite Macron , continue sur la  lancée  en  fixant  le  cadre  des  «  actions  spécifiques  »  (golden shares) que  l’État  est  habilité  à  se  réserver  dans  le  capital  des grandes  entreprises  qu’il  transfère  au  secteur  privé,  si  ces  entreprises touchent aux intérêts essentiels nationaux en matière
d’ordre  public,  de  santé  publique,  de  sécurité  publique  ou  de défense  nationale  ( L. n° 2015-990, art. 186).  Les  actionnaires succédant  à  l’État  ne  pourront  pas,  sans  son  accord  et  suivant
l’étendue  des  pouvoirs  qu’il  se  sera  ainsi  réservés,  céder  leurs titres, ouvrir le capital ou réaliser certaines cessions d’actifs.

Cette même loi ( L. n° 2015-990, art. 70) donne désormais aux  tribunaux de commerce le pouvoir d’exproprier les actionnaires qui n’approuveraient pas une augmentation de capital permettant d’éviter une cessation d’activité de l’entreprise (de plus de 150 salariés), s’il s’agit de prévenir un trouble grave à l’économie nationale ou régionale et au bassin d’emploi. Ce  mouvement  de  mise  à  l’écart  de  l’actionnaire  se  développe d’autant plus facilement que les investisseurs institutionnels ont relâché leur emprise sur les prérogatives attachées aux décisions d’assemblée.

En abandonnant leur pouvoir de décision aux agences en conseil de vote (cons. Étude A. Omaggio, Faut-il encadrer l’activité des agences de conseil en vote (proxy advisors) ? : JCP E 2009,  2015 ), les actionnaires ont intellectuellement déserté les assemblée s ; est-il si choquant  que  le
pouvoir  politique  ou  judiciaire  s’y  immisce,  lui  qui, contrairement à ces agences, a la charge des intérêts économiques et sociaux que les décisions de l’entreprise mettent en cause ?

La progression de l’activisme actionnarial apporte  une autre légitimation  à  l’élimination  du pouvoir  des  assemblées :  est-il  souhaitable  que  des  entreprises  soient  déstabilisées  par  des gérants d’actifs qui n’y ont investi que pour harceler les dirigeants afin de réaliser, dans leur capital, un aller-retour aussi rapide que lucratif ?

Ainsi le citoyen brigue-t-il désormais le rôle de l’actionnaire, du moins  quant  au  pouvoir  qui  s’y attache  :  la  charge d’apporter à l’entreprise le capital dont elle a besoin, il la lui laisse pour en faire, désormais, la composante irréductible du statut d’actionnaire.

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 48 – 23 NOVEMBRE 2015

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