François Sureau
« Je ne cesse de revoir cette scène. J’y retrouve la même cécité volontaire, partagée semble-t-il, par l’essentiel de nos compatriotes. »
Extrait de la Revue : La Semaine Juridique – Edition Générale n° 1-2
Je me souviens avec précision du jour où je suis, pour la première fois, devenu étranger dans mon propre pays, non que ses principes aient brutalement cédé, mais simplement parce que son monde et le mien ne coïncidaient plus. La télévision retransmettait les images de l’arrivée à Cognac de la dépouille de François Mitterrand. Sorti d’un avion militaire, le cercueil passait lentement devant deux régiments d’infanterie, colonels en tête, drapeaux et fanions au vent, suivi du président du Conseil constitutionnel tenant un labrador en laisse.
La voix du commentateur aux ordres a résonné dans le café où j’étais, au milieu d’une petite foule. « C’est le président Mitterrand qui a voulu ces obsèques d’une extrême simplicité, qui pourraient être celles de n’importe quel français ». Avec un labrador, des drapeaux, un président de Conseil Constitutionnel et des centaines de soldats sous les armes ? Je me suis tourné vers le public. Personne n’a manifesté le moindre étonnement devant cette manifestation si pure, si totale, du déni de réalité. Personne n’a ri.
Un gouffre s’est creusé sous mes pieds. Le monde de la politique et de l’administration, né à quelque
moment entre Sully et Carnot, venait de l’emporter sur l’autre, celui où on travaille, où on aime, où on ne s’en laisse pas conter.
Je ne cesse de revoir cette scène depuis que le Gouvernement a décidé qu’on pourrait déchoir des
français de naissance de leur nationalité à raison d’un crime qu’ils auraient commis. J’y retrouve la même cécité volontaire, partagée semble-t-il, par l’essentiel de nos compatriotes.
Il nous dérange que ces crimes abjects aient été perpétrés par des français.
Qu’à cela ne tienne. Il suffi t de dire qu’ils ne le sont plus, et passez muscade.
C’est la politique de la scotomie, de la cécité volontaire des enfants, poings sur les yeux. Déjà des voix s’élèvent pour étendre les cas de déchéance. Il y a trop de crimes en France : faute de pouvoir punir les criminels, dénaturalisons les français. C’est plus simple. Moins de français, moins de criminels français, c’est la logique même. Je me trompais sur tout : c’est le roi
Babar qui nous gouverne. Il se succède éternellement à lui-même, et lorsque le titulaire du poste vient à mourir on lui fait un enterrement tout simple, où sa dépouille est portée en terre parmi des milliers de pachydermes qui nous ressemblent, comme ce serait le cas, paraît-il, pour le moindre d’entre nous.
Et c’est encore dans la merveilleuse histoire du roi Babar qu’on peut trouver la raison profonde de ces lamentables errements, en l’espèce dans la célèbre scène du cauchemar, quand les fantômes du mal l’assaillent. Nos sociétés rétives à toute transcendance ne savent plus quoi faire de ce mal, que nulle interprétation ne permet plus d’apprivoiser. Il faut donc qu’il disparaisse dans la personne de ceux qui en sont possédés. Rétention de sûreté, déchéance, et demain le bagne, sont les instruments de cette politique nouvelle où notre vieille civilisation, qu’on n’a pourtant jamais autant invoquée, s’abîme sans recours.

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 1-2 – 11 JANVIER 2016