URGENCES CONTRACTUELLES

Lucien Rapp

Agrégé des Facultés de droit – Avocat au Barreau de Paris et auteur LexisNexis

Le juriste se fait aujourd’hui urgentiste. Il apprend à gérer des urgences. Tout particulièrement dans le domaine des contrats de projet, où le tri est nécessaire comme dans une salle d’accueil de patients infectés: contrats terminés, mais en cours de liquidation, contrats signés et non encore « closés », contrats en cours d’exécution, contrats à dénoncer …

Il le fait dans un contexte national et international où le temps et sa gestion optimale revêtent soudain une dimension particulière et mettent à l’épreuve la capacité des décideurs:

  • temps court du soin et temps long de la recherche,
  • temps court de la décision politique et temps long de la consultation et de la prise d’avis scientifiques,
  • temps court de la gestion des urgences contractuelles et temps long du repositionnement stratégique.

Cette gestion du temps est d’autant plus délicate que les décisions à prendre prennent la forme de choix binaires et le plus souvent, cornéliens :

  • favoriser l’immunité collective au risque de sacrifier les plus fragiles ou prendre des mesures strictes de restriction des libertés essentielles au risque de sacrifier l’économie ;
  • maintenir l’activité d’une entreprise au risque d’exposer ses salariés, ses clients, ses fournisseurs ou la suspendre au risque de mettre à mal sa trésorerie, de faire naître des contentieux, de provoquer sa disparition ;
  • interrompre un contrat dont l’exécution est devenue impossible, fût-ce au prix de dommages-intérêts ou le laisser vivre, en en acceptant le coût, dans l’attente d’un changement rapide de la conjoncture.

Une difficulté supplémentaire vient de ce que ces choix exigent de la part de ceux qui ont à les faire, des qualités contradictoires. Qu’ils soient ou non juristes, il leur faut être tout à la fois,

  • pragmatiques pour utiliser les bons outils et créatifs pour saisir des opportunités,
  • dépassionnés pour prendre de bonnes décisions et compassionnels  à l’égard de ceux qui subissent,
  • lucides dans l’état des lieux et visionnaires dans l’anticipation d’évolutions possibles.

Ces exigences pourraient excuser des choix grossiers et presque instinctifs, comme on fait de la chirurgie de guerre. Pourtant, en dépit des circonstances, c’est de la gestion fine qu’il faut continuer à faire. Cette gestion fine bute sur la question centrale de la Force Majeure, à laquelle on est légitimement fondé à associer la survenance d’un virus ou d’une pandémie liée à sa propagation.

La Force Majeure est une cause exonératoire de responsabilité – et non de faute – au même titre que le fait du tiers ou celui de la victime. Pourtant, c’est bien la Force Majeure que le contract manager va chercher à invoquer en réponse à toute demande indemnitaire d’une victime ou de ses ayant-droits, que cette demande prenne la forme d’une action en responsabilité contractuelle ou délictuelle.

Encore faut-il que les conditions en soient réunies. La Force Majeure se reconnait à trois caractères : la cause invoquée est extérieure à la volonté de la partie qui s’en prévaut ; elle n’a pu entrer dans ses prévisions raisonnables ; elle est, pour elle tout au moins, irrésistible.

Or il n’est pas sûr que la propagation d’un virus corresponde à ces trois caractères.

–          Est-elle totalement extérieure à la volonté des opérateurs économiques s’il est démontré que les Gouvernements ont multiplié les mises en garde, les recommandations, les informations sur le virus, ses dangers et le moyen de s’en protéger ?

–          Est-elle imprévisible ; ce qui soulève ici la question délicate des modalités d’appréciation du comportement d’un agent économique : cette appréciation est-elle faite in abstracto par rapport à un modèle abstrait, celui du comportement normal d’un agent avisé évoluant dans un contexte comparable ou résulte-t-elle d’une appréciation au cas par cas, nécessairement subjective et qui interdit en ce cas toute généralisation ?

–          Est-elle irrésistible ? Mais alors se pose la question de la définition de l’irrésistibilité qui est loin d’être définitivement établie et continue à alimenter des controverses doctrinales : l’irrésistibilité requise se confond-elle avec les notions voisines d’irréversibilité, d’insurmontabilité ou encore d’inévitabilité que l’on retrouve dans la jurisprudence ? Se réduit-elle à la simple impossibilité d’agir ? La juridiction saisie exigera-t-elle en outre la preuve que l’irrésistibilité de la cause extérieure (en l’espèce le virus) a joué un rôle exclusif dans la survenance du dommage ?

Dans la sphère contractuelle et plus particulièrement dans celle des contrats de projet, l’heure est à la gestion du contrat et à la réconciliation d’engagements pris ou de règles édictées en temps de paix avec les urgences de la finance d’entreprise, malmenée par la guerre sanitaire. Elle implique de l’expérience, une bonne méthode, du sang froid et lorsque la décision est prise … beaucoup de chance.

Retrouvez toutes les informations sur l’ouvrage « Régime indemnitaire des contrats publics » publié chez LexisNexis : http://www.tendancedroit.fr/regime-indemnitaire-des-contrats-publics/