Retrouvez l’éclairage de Julien Moiroux, avocat et co-auteur (avec le Prof. Lucien Rapp) de la 2ème édition de « Régime indemnitaire des contrats publics » publié chez LexisNexis. Un sujet au cœur de l’actualité.
Dans les contrats publics, la nécessité d’une gestion contractuelle agile est au cœur de l’actualité et mobilise, en première ligne de ce front, les juristes et avocats spécialisés dans ce domaine afin de faire face aux conséquences de l’état d’urgence sanitaire. Dans ce contexte, la force majeure, la théorie de l’imprévision, les causes d’exonération de responsabilité, la sécurité juridique, la gestion des risques de recours contentieux sont autant de notions et de thèmes qu’il est essentiel de bien maîtriser afin de faire face à l’urgence d’une nécessaire adaptation et poursuite des contrats publics.
La période est en effet propice à l’interprétation et à l’application plus souple des règles de passation (urgence impérieuse, absence de publicité et de mise en concurrence, adaptation des délais de passation) ou d’exécution des contrats de commande publique et aux dérives que cela peut entrainer. Face à la crise sanitaire qui touche actuellement le pays et, sans doute, afin d’endiguer certaines de ces dérives potentielles, une ordonnance (n°2020-319) a été publiée au Journal Officiel le 26 mars 2020 pour adapter tant la passation que certaines règles d’exécution des contrats publics.
Les mesures qui sont prévues par l’ordonnance ne sont applicables que « dans la mesure où elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences, dans la passation et l’exécution de ces contrats, de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation ». Il est utile de le rappeler : une appréciation au cas par cas doit être faite, afin de déterminer l’applicabilité de telle ou telle mesure d’adaptation, qu’elle soit prévue par cette ordonnance ou par des théories dégagées dans la jurisprudence du juge administratif.
L’enjeu est d’importance. En effet, le Conseil d’Etat admet qu’un cas de force majeure autorise le titulaire d’un contrat administratif à en suspendre l’exécution (CE, sect., 8 oct. 2014, n° 370644) et entraine des conséquences indemnitaires pour les parties au contrat. Attendons-nous à d’utiles précisions jurisprudentielles spécifiques au contexte actuel.
D’autres mesures prises par le Gouvernement posent question sur le terrain de la sécurité juridique dans les contrats publics. Ainsi, un décret du 23 avril 2020 (n°2020-466) prévoit qu’afin de garantir la disponibilité de médicaments nécessaires au fonctionnement des services de réanimation des hôpitaux (curares et hypnotiques), « L’Etat est substitué aux établissements de santé pour les contrats d’achats qui n’ont pas encore donné lieu à une livraison » et l’achat de ces médicaments sera désormais « assuré par l’Etat ou, pour son compte, à la demande du ministre chargé de la santé, par l’Agence nationale de santé publique », sur le fondement de l’article L.1413-4 du Code de la santé publique.
Relevons d’abord que la formulation est peu claire et pourrait laisser entendre que des marchés qui ont déjà donné lieu à l’émission de bons de commande et à des livraisons pour ces produits, ne seraient pas affectés par la substitution de cocontractant. Mais, surtout, la validité de ce mécanisme, qui conduit un acte règlementaire à modifier un contrat en cours d’exécution (substitution de l’Etat aux établissements publics de santé), pose question au regard du principe de sécurité juridique, qui exige notamment qu’une telle atteinte portée à des contrats en cours ne puisse résulter que d’une loi ou d’un acte règlementaire pris sur le fondement d’une loi l’autorisant (« fût-ce implicitement » selon le Conseil d’Etat – CE, 24 mars 2006, KPMG, n° 288460).
Certes, ce décret a été pris sur le fondement de l’article L.3131-15 du Code de la santé publique, résultant de la loi d’urgence sanitaire du 23 mars dernier, qui permet au Premier ministre « par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé […] » de « 9° […] prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ». Pour autant il n’est pas certain que cela soit une habilitation suffisante permettant au pouvoir règlementaire de, légalement, porter une atteinte immédiate (et de fait, rétroactive) à des contrats en cours.
Au-delà de l’exécution des contrats publics, ce sont aussi les délais de recours et la sécurité juridique qu’ils impliquent, qui ont été adaptés dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire, dont le Premier Ministre a annoncé le 28 avril dernier que la durée, initialement fixée jusqu’au 24 mai 2020 par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, pourrait être prolongée jusqu’au 10 juillet prochain. Dans ce cadre, l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 prévoit que les délais de recours contentieux qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, soit actuellement le 24 juin 2020, sont prorogés.
Autrement dit, un nouveau délai de recours contentieux de deux mois commencera à courir à compter du 24 juin 2020 et ce jusqu’au 24 août 2020 inclus (sous réserve de la prolongation de la durée de l’état d’urgence sanitaire). Ces dispositions s’appliquent aux contentieux des contrats publics et peuvent générer de l’incertitude juridique pour les parties et leurs partenaires, singulièrement les partenaires financiers, notamment sur l’application et la computation des délais de recours contentieux.
En effet, selon une pratique contractuelle courante, reprise par le droit dans les contentieux de l’urbanisme, de l’environnement ou de l’expropriation, la technique de la cristallisation des moyens ou des périodes de recours vise généralement à dissiper la menace d’un contentieux. Cette pratique passe par la mise en place de délais de purge des recours, en particulier des recours directs qui peuvent être formés dans les semaines qui suivent l’accomplissement des formalités de publicité d’un contrat public.
Ces délais sont logiquement conçus par les parties au contrat pour leur permettre considérer que le risque de recours (ou celui de retrait d’un acte administratif nécessaire au projet) est levé. Leur détermination est alors critique et donne lieu à des discussions d’autant plus vives que les intérêts des parties peuvent ne pas converger totalement :
• Pour le titulaire du contrat et ses prêteurs en particulier, c’est la bancabilité du contrat et de ses clauses qui est visée et qui dépend étroitement du degré d’anticipation et de gestion des risques pouvant affecter l’existence du contrat public.
• Pour la personne publique, les mécanismes mis en place ne doivent pas conduire à une suspension de l’exécution du contrat et à un risque de non réalisation de son projet. Mais plus elle sera réticente à ce type de dispositif contractuel et plus la bancabilité du projet pourra s’en trouver dégradée…
Autant de considérations qui appellent les juristes, avocats et praticiens à faire preuve, dans cette période d’exception d’un pragmatisme et d’une lucidité plus importants qu’à l’accoutumée.
Retrouvez des informations pratiques et utiles sur ces sujets dans l’ouvrage « Régime indemnitaire des contrats publics » publié chez LexisNexis : http://www.tendancedroit.fr/regime-indemnitaire-des-contrats-publics/
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