Des mots, des mots !

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 27 – 6 JUILLET 2020

EDITO

Des mots, des mots !

Denis Mazeaud

Pour laisser, sans doute, un mémorable souvenir de son action ministérielle à propos de la délicate question du racisme dans la police et conserver une forte trace dans l’histoire de ce ministère, dans lequel l’ont devancé plusieurs grandes personnalités, entre autres Gaston Deferre, Charles Pasqua et Nicolas Sarkozy, M. Castaner a récemment déclaré que désormais « une suspension serait systématiquement envisagée pour chaque soupçon avéré d’acte ou de propos raciste ». C’est peu de dire que cet oxymore ministériel n’a pas fait l’unanimité.

Évidemment, les syndicats policiers, blessés dans leur honneur, ont levé leurs boucliers en s’indignant que cette déclaration ministérielle établisse, ni plus ni moins, une présomption de culpabilité. Quant aux politiciens des partis d’opposition, ils ont sauté sur cette maladresse de l’occupant de la place Beauvau, en y détectant un faire-part de décès pour la présomption d’innocence, notamment ceux qui concilient leur poste de parlementaire avec la profession d’avocat et qui en ont profité pour donner une leçon de droit pénal au ministre. Et il est vrai que tout étudiant ayant suivi un cours de droit pénal ou de la procédure éponyme aurait fatalement souri à la suite d’une telle formule qui ne manque pas de surprendre les juristes. Ainsi, en matière de procédure pénale, le soupçon est évoqué au stade de l’enquête policière (CPP, art.63, al. 1) pour l’enquête de flagrance et à celui de l’enquête préliminaire (CPP, art.77). Et le soupçon, en raison de la présomption d’innocence ne peut amener à considérer un individu comme coupable des faits. Si on délaisse le vocabulaire juridique et que l’on apprécie la forme de la déclaration du ministre, il ne fait guère de doute que celle-ci constitue une injure à la langue française. Si on prend, en effet, la peine de jeter un œil sur un dictionnaire on constate que le mot « soupçon » signifie opinion défavorable fondée sur des indices discutables, souvent par apriorisme, par laquelle, à tort ou à raison, on attribue à quelqu’un des actes répréhensibles et dont les synonymes sont « doute, procès d’intention ». Quant au mot « avéré », il signifie « reconnu vrai ; établi comme sûr et certain ».

Autant dire que l’expression « soupçon avéré » constitue donc sinon un oxymore, du-moins une épouvantable erreur de français.

Pas de quoi en faire un drame et pas même un édito penseront certains. Ce serait oublier que comme l’a écrit dans son remarquable ouvrage Me Bertrand Périer ( Sur le bout de langue : JC Lattès édition ), qui constitue un magnifique hymne aux mots « Dis-moi comment tu parles, je te dirai qui tu es ». « La langue française recèle trop de richesses pour que l’on se contente d’un à-peu-près ».

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