Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°7
Pascale Robert-Diard
« À Bobigny. Le président faisait l’appel des jurés avant l’ouverture d’une nouvelle session d’assises et examinait les demandes de dispense… »
Il revient chaque année, le sombre comptage de ceux qui, en France, ne maîtrisent ni la lecture, ni l’écriture. Avec la même régularité, on renouvelle la promesse de « tout faire pour lutter contre l’illettrisme », qui toucherait encore chez nous 7 % de la population.
Mais cela reste une abstraction. Et puis tout à coup, cette réalité saute à la figure.
C’était un matin de janvier à Bobigny. Le président faisait l’appel des jurés avant l’ouverture d’une nouvelle session d’assises et examinait les demandes de dispense. Il y avait du monde sur les bancs du public car l’affaire qui allait être jugée faisait grand bruit. Le président a prononcé bien distinctement un prénom et un nom. Un homme d’une quarantaine d’années s’est levé et, à l’invitation du président, s’est avancé dans le prétoire.
– « Vous avez demandé une dispense car vous ne savez
ni lire ni écrire, c’est bien cela ? ».
L’homme a courbé les épaules et a jeté un « oui »
étouffé dans le micro.
– Votre demande est acceptée .
Il est resté figé quelques secondes face aux trois magistrats de la cour. Quand il s’est retourné, des dizaines de paires d’yeux curieux le dévisageaient. On aurait pu le dispenser aussi de la cruauté de cet instant-là.
Savoir lire et écrire est l’une des conditions pour être juré. Aux accusés, dans ce temple du débat qu’est la cour d’assises, on demande de savoir s’exprimer.
Tous ceux qui fréquentent les audiences criminelles mesurent pourtant chaque jour combien ce pouvoir des mots est mal partagé. Depuis Giono assistant au procès de Gaston Dominici en 1954 et mesurant, effaré, l’incommunicabilité entre le monde des juges et celui du patriarche de Lurs
– « Etes-vous allé au pont ? – Allé ? Y’a pas d’allée, je le sais, j’y suis été . » – les choses
n’ont guère changé. On somme de parler d’eux-mêmes des accusés qui, le plus souvent, ne savent guère parler tout court.
À Bobigny, ce même jour, celui qui comparaissait était un jeune gardien de la paix accusé d’avoir tué en lui tirant dans le dos un homme qui s’enfuyait. Au président qui voulait connaître les raisons pour lesquelles il avait choisi d’entrer dans la police, il avait répondu : « En fait, je voulais être cuisinier.
– Pourquoi ? Parce que je suis gourmand. – Et ça n’a pas marché ? – Non, j’ai échoué à l’épreuve de chocolaterie ».
Je me souviens de ce jardinier analphabète, jugé à Montpellier pour avoir accepté de tuer l’épouse de son riche employeur, à la demande de ce dernier. Il était arrivé en France à 18 ans, directement depuis son village de Kabylie. À l’avocat général qui lui demandait : « Pourquoi avez-vous décidé de tout quitter ? » , ce grand bonhomme taiseux avait simplement répliqué : « J’ai pas tout quitté, j’avais rien. »
J’ai aussi gardé dans mes carnets l’un des plus brefs autoportraits jamais entendus. C’était à Saint-Omer, au procès de cinq frères accusés d’avoir violenté l’enfant de l’une des cinq sœurs qu’ils avaient épousées.
À la question rituelle du président sur leur personnalité, l’un d’eux avait ainsi défini la sienne : « Moi ?
Bah, J’suis gentil, je tombe vite amoureux et j’ai bon appétit ». Deux, trois phrases au plus pour résumer une vie. Mais à chaque fois, c’est tout un monde qui s’engouffre dans ce peu de mots là.
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 7 – 15 FÉVRIER 2016