Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°39
BERNARD STIRN, président de section au Conseil d’État, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris, membre du Club des juristes
De l’intérêt de faire vivre le droit comparé
Tout au long du XIX ème siècle, âge d’or pour le rayonnement du modèle juridique français, le droit comparé a fait l’objet d’une vive attention.
En 1835, Tocqueville, qui en est l’un des maîtres, écrit, dans la Démocratie en Amérique : « J’avoue que dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique : j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ». Quelques années auparavant, en 1831, Eugène Lerminier s’est vu confier au Collège de France la chaire d’histoire générale et philosophique des législations comparées. La société de législation comparée est créée en 1869. En 1896, Edouard Laferrière, alors vice-président du Conseil d’État, ouvre la deuxième édition de son Traité
de la juridiction administrative et des recours contentieux par une partie consacrée au droit comparé. Selon un constat qui demeure de pleine actualité, il note que « la législation comparée offre d’utiles enseignements. Elle montre que la juridiction administrative n’est pas, comme on l’a dit quelquefois, une institution spéciale à la France, elle existe dans tous les grands États ». Après avoir enseigné le droit pénal comparé, Raymond Saleilles inaugure en 1901, à la faculté de droit de Paris, son cours de droit civil comparé.
Alors qu’aujourd’hui l’information circule plus vite, que les frontières s’effacent, le droit comparé n’est plus autant sollicité en France. Sans doute demeure-t-il fortement présent en droit constitutionnel, où les notions fondamentales de souveraineté, de séparation des pouvoirs, de droits fondamentaux ont un caractère universel. Dans les autres branches du droit, les travaux magistraux d’Henri Capitant et de René David appartiennent déjà à l’histoire. En droit administratif, après les grands ouvrages de Jean Rivero et de Guy Braibant, il est beaucoup moins pratiqué.
Moins que jamais pourtant, il n’est possible d’analyser les différents chapitres du droit dans le seul contexte national. Les universités et les revues américaines et britanniques, en particulier, ne s’y trompent pas, qui consacrent une large part de leurs recherches et de leurs publications au droit comparé. Mireille Delmas-Marty a montré son importance pour appréhender le « pluralisme ordonné ». Nécessaire aux praticiens, en particulier au législateur comme au juge, il n’est accessible que si la doctrine l’éclaire de ses réflexions et si les avocats apportent aux tribunaux des éléments de débat qui en soient tirés.
Au cœur des activités quotidiennes, le droit de l’Union européenne et celui de la Convention européenne des droits de l’homme sont certes de plus en plus accessibles, connus, maîtrisés. Mais le droit européen se compose aussi des différents droits nationaux, qui entretiennent avec le droit de l’Union et le droit conventionnel un mouvement constant d’interaction, de fécondation réciproque, de fertilisation croisée. Aussi la connaissance des différents droits nationaux s’impose-t-elle pour comprendre les échanges à partir desquels le droit européen se constitue progressivement.
Des travaux de nature diverse, auxquels le Conseil d’État prend toute sa part, se conjuguent pour aller dans ce sens. L’association des Conseils d’États et juridictions suprêmes de l’Union européenne, ACA-Europe, qui vient d’élire à sa présidence le vice-président Jean-Marc Sauvé, a pour objet de « favoriser les échanges d’idées et d’expériences sur les questions relatives à la jurisprudence, à l’organisation et au fonctionnement de ses membres, dans l’exercice de leurs fonctions, qu’elles soient juridictionnelles ou consultatives ». Créée en 2008 au sein du Centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’État, la cellule de droit comparé vise dans le même esprit à permettre de disposer, pour les affaires, de plus en plus nombreuses, qui le méritent, des éclairages nécessaires. Le rapport établi en 2012 par le groupe de travail animé par le président Philippe Martin sur la rédaction des décisions de justice comporte une riche analyse comparative.
Tâche difficile, qui suppose de surmonter de nombreux obstacles, de langue, de concept, de culture, le droit comparé appelle, pour occuper pleinement la place qui lui revient, des
efforts de tous les juristes. L’ambition est exigeante mais aussi passionnante par les nécessités auxquelles elle répond et les perspectives qu’elle ouvre. En 1950, René David écrivait déjà que « l’humanisme juridique est forcément à base de droit comparé »
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 39 – 24 SEPTEMBRE 2012