Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°17
Jean Hauser
« Si les décisions les plus graves doivent être prises par d’autres que les élus à quoi servent ces derniers sinon à s’agiter… »
L’histoire retiendra sans doute de notre époque la prolifération étonnante des « Autorités » censées être différentes des pouvoirs constitutionnels en place.
Très souvent, pour insister sur ce qui n’est pas toujours évident, on leur accole l’adjectif « indépendante » voire « hautes » (y en aurait-il des basses ?). Les termes varient et l’on trouve aussi de « Hauts conseils », des « Conseils supérieurs », des « Commissions » souvent non moins supérieures etc… Elles rendent au choix des avis, des décisions, des recommandations etc… tous actes difficiles à qualifier qui font la joie des juristes, lassés des simples lois ou jugements. Sans doute faudrait-il réfléchir sur la signification d’un tel développement. La qualification fréquente tenant à leur indépendance semble supposer que les pouvoirs publics de tout poil qui les intronisent ne sont plus capables d’une telle vertu. Certes si la loi est une disposition générale et abstraite – on l’enseigne – il est vrai qu’elle n’est pas toujours marquée au coin d’une saine objectivité et nos fiscalistes, notamment, ont quelques bonnes histoires à raconter entre la poire et le fromage. Mais enfin, ce ne sont qu’exceptions, du moins peut-on le croire. On enseignait aussi que dès qu’on est élu ou désigné comme fonctionnaire, l’objectivité et la neutralité s’imposent. Il y aurait donc désormais une « spécialisation » de citoyen « objectif » dans les écoles qui mènent au service public !
Le naïf s’interrogera de plus sur les garanties de cette indépendance que les conditions de nomination des membres ne rendent pas toujours évidentes quand ces nobles cénacles servent à recycler les politiciens malheureux, gênants ou démonétisés par leur âge.
Mais il faut aller plus loin. Ce développement quasi maladif semble aussi indiquer que les pouvoirs publics ont ainsi trouvé le moyen de se débarrasser de toutes les décisions difficiles en les confiant à d’autres, non élus, donc bénéficiaires d’une prudente inamovibilité. Si l’on y ajoute la « justicialisation » de la société qui conduit à renvoyer aux juges de tout poil les décisions les plus lourdes, depuis celle de mettre fin à la vie en passant par celle de faire respecter l’ordre public ou de décider des grands travaux, on se prend à se demander si, sous prétexte d’objectivité, ce n’est pas une gigantesque entreprise d’abdication, signe d’un déraillement général de la démocratie. Car enfin, si les décisions les plus graves doivent être prises par d’autres que les élus à quoi servent ces derniers sinon à s’agiter, pour la télévision, dans des enceintes qui ressemblent à des cours de récréation. Pour légitimer ces instances on a souvent pris l’habitude de prétendre qu’elles ne seraient composées que de « sages », ce qui, là encore a contrario , semble indiquer que nos élus ne le sont pas. Il est vrai que comme les membres de ces aréopages sont souvent d’anciennes personnalités politiques cela signifierait qu’il faut quitter la politique et ses folies pour devenir sage. Les Romains nous ont légué cette analyse avec Cincinnatus, politicien retourné à la terre et abandonnant sa charrue pour sauver la République et puis avec Fabius, dit Cunctator, hommes providentiels auxquels les Romains transmettaient les pleins pouvoirs. Seulement l’utilisation du pluriel commence à devenir bien singulier.
S’il y a tant « d’autorités » au pluriel, c’est peut-être qu’il n’y a plus « d’autorité » au singulier. Cela commencerait à se voir un peu trop ?
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 17 – 25 AVRIL 2016