[Article] 3 questions à Éric Alt, magistrat et vice-président d’Anticor

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°19

« Notre pays doit lutter pour sa souveraineté fiscale. Cela impose aussi de prendre en considération les intermédiaires qui sont complices de cet évitement de l’impôt. »

3 questions à Éric Alt, magistrat et vice-président d’Anticor, association de lutte contre la corruption et pour l’éthique en politique

Dans le tumulte du scandale financier des Panama Papers et après le vote mi-avril de la directive européenne sur le secret des affaires qui pose la question de la poursuite judiciaire des lanceurs d’alerte, La Semaine juridique, Édition générale s’est adressée à Éric Alt, spécialiste de la lutte anticorruption afin de comprendre les enjeux en présence (V. aussi supra JCP G 2016, art. 558, Portrait).

Comment mieux protéger les lanceurs d’alerte qui, dans les faits, sont ostracisés, soumis à des baisses de revenus et traduits en justice ? Un statut juridique peut-il finalement être adopté à l’image des propositions sur lesquelles vous avez travaillées avec Yann Galut ?

La législation actuelle ne permet pas une protection effective du lanceur d’alerte car elle est disparate, sans cohérence et n’organise qu’une protection a posteriori, devant le juge du licenciement ou de la révocation. La plupart des lanceurs d’alerte connus sont dans une situation difficile. Aucun ne bénéficie d’une reconnaissance à la mesure de son apport au bien commun.
La difficulté de définir un statut tient au fait que le lanceur d’alerte révèle la part d’ombre d’organisations publiques ou privées et perturbe l’ordre établi. Mais le plaidoyer des organisations de la société civile, le scandale des Panama Papers, la qualité des travaux du Conseil d’État pourraient changer la situation.
Le Conseil d’État avance quinze propositions et en particulier la définition d’un socle de dispositions communes applicables à tout lanceur d’alerte, une gradation des canaux d’alerte, la possibilité de garder une identité confidentielle, la garantie de la conservation de l’emploi, des sanctions de l’auteur de représailles contre le lanceur d’alerte, la définition par la loi de la conciliation nécessaire entre le droit  d’alerte et les secrets pénalement protégés.
Anticor, Transparence International France, la Fondation sciences citoyennes et des universitaires ont travaillé à un projet qui faisait du défenseur des droits l’autorité compétente pour la protection des lanceurs d’alerte, ce que propose aujourd’hui le Conseil d’État. Le Défenseur des droits serait également en charge de la protection juridique et de la réparation intégrale du préjudice du lanceur d’alerte. Il pourrait être repris sous forme d’amendement au projet de loi Sapin II.

On peut se poser la question de la compatibilité de la mission de lanceur d’alerte avec la profession d’avocat. Pascal Eydoux, président du CNB, craint un amalgame entre optimisation et fraude fiscale. Est-il possible de faire avancer la lutte contre la fraude fiscale tout en conservant tel quel le secret professionnel ?

Dans ses rapports avec son client, la loi impose à l’avocat la déclaration de soupçons. La Cour EDH a jugé que cette obligation ne portait pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel car la loi ne l’impose que dans des activités éloignées de la mission de défense et les avocats communiquent les informations à Tracfin par l’intermédiaire de leur ordre (CEDH, 6 déc. 2012, n° 12323/11, M. c/ France : Juris- Data n°2012-027926).
Fraude et évasion fiscales relèvent de catégories juridiques distinctes. Mais il y a une grande proximité entre l’une et l’autre, qui tient à l’appréciation de l’abus de droit.
L’opacité doit aujourd’hui régresser. Pour les grandes entreprises, la transparence comptable par le reporting pays par pays public va s’imposer. C’est déjà le cas pour les banques et l’industrie extractive et cela permettra de mieux cerner la localisation artificielle des profits. La transmission automatique des informations sur les avoirs de ressortissants d’un pays placés à l’étranger devrait être effective en 2017. Il devient de plus en plus difficile de défendre le secret des bénéficiaires effectifs des sociétés écrans.
Des obstacles juridiques et pratiques importants devront évidemment être surmontés. L’idéal serait d’avoir une législation cohérente et unique, au moins sur le plan européen, plutôt qu’une concurrence fiscale déloyale et agressive. Mais avant d’atteindre cet idéal, notre pays doit lutter pour sa souveraineté fiscale, fortement érodée quand l’évitement légal ou illégal de l’impôt est évalué à une hauteur de 60 à 80 milliards d’euros par an. Cela impose aussi de prendre en considération les intermédiaires qui sont complices de cet évitement.

Les députés européens ont voté la directive sur le secret des affaires pourtant largement décriée. En pratique, cela sera t-il compatible avec une  protection des lanceurs d’alerte ?

La directive sur le secret des affaires fait du secret la règle et de la transparence l’exception. Le secret d’affaires est défini de manière très large, de même que l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites d’une information relevant de ce secret. Sont ainsi protégés les informations « qui ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes » ou « parce qu’elles ont fait l’objet de dispositions raisonnables destinées à les garder secrètes ». Sont sanctionnés les « comportements contraires aux usages honnêtes en matière commerciale ». Certes, l’article 5 prévoit que les mesures de sanctions sont rejetées quand la révélation des faits est justifiée « par l’exercice de la liberté d’expression et d’information, pour protéger l’intérêt public général, ou aux fins de protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union ». Mais cela devra être démontré au cas par cas. Journalistes et lanceurs d’alerte seront donc toujours défendeurs et ce n’est pas une position confortable.
La transposition de la directive sera un enjeu important. Au-delà, ce sera au juge d’apprécier, le cas échéant à la lumière de la jurisprudence de la Cour EDH, sans doute plus favorable à la liberté d’expression et d’information.

Propos recueillis par Anaïs Coignac

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 19 – 9 MAI 2016

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 19 – 9 MAI 2016

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