Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°25
Jean Hauser
« Ainsi aboutirait-on à supprimer toute protection sous prétexte de ne pas discriminer ceux qui en ont besoin ! »
Parmi les concepts obscurs que notre société aura concoctés, restera sans doute dans l’histoire celui de discrimination. Il aura signifié tout et rien, devenu un instrument purement intellectuel pour faire « moderne » (post moderne ?), mais atteint d’une tare congénitale. Car, bien sûr, il n’était pas question de le confondre avec la différence, inhérente aux humains (heureusement !), mais de préciser, dans une formule qui fit florès : traiter différemment deux personnes placées dans une situation équivalente. Il n’était pas difficile, sauf pour les primo – convaincus, de deviner que c’était la fin de la formule qui allait concentrer tous les maux. Le mot même d’équivalence est miné en droit et le recours jadis à « l’équivalence » des conditions pour expliquer la causalité dans la responsabilité civile ne rassurera personne. La notion de situation n’était pas faite, non plus, pour apaiser le juriste. Utilisée dans la thèse de Perrot et assez généralement en droit transitoire à la suite de Roubier, elle n’a pas très bonne presse, au moins chez les privatistes. Pour couronner le tout la consécration, discutée, d’une discrimination positive, contradiction dans les contradictions, n’a pas arrangé les choses.
On est en train d’arriver au point de rupture qui constitue sans doute le paradoxe suprême. En droit des personnes protégées, dont on a extrait en 2007 le vocable « horrible » « d’incapacité », commence à se répandre, dans la brise des idées à la mode, celle selon laquelle toute protection conduirait finalement à une discrimination inadmissible sous l’argument, qu’il ne faut pas prendre en compte la situation concrète de l’individu mais sa qualité de sujet de droit qui serait « équivalente » à celle des autres.
L’entreprise est d’abord euphémistique, comme souvent aujourd’hui et on a banni, en certaines législations, le terme tutelle pour ne retenir qu’une curatelle mais qu’on peut aggraver, ce qui revient au même, sauf l’apparence. La deuxième phase consiste à édulcorer au maximum le régime de protection en faisant semblant de croire que le protégé est comme les autres…
Les zélateurs de ce raisonnement se divisent en deux, les uns y croient (ou font semblant), les autres, comptables des deniers publics, y voient miroiter de substantielles économies de juge qui constituent toute la philosophie de récentes réformes. Le troisième round , déjà bien engagé, avec la suppression idéologico-économique de l’administration légale sous contrôle judiciaire, qui conduit à compliquer la gestion des biens de l’enfant qui a deux parents, pour l’aligner sur celui qui n’en a qu’un (1 + 1 = 1), devrait être le match d’avenir entre non-discrimination et protection. Ainsi aboutirait-on à supprimer toute protection sous prétexte de ne pas discriminer ceux qui en ont besoin ! On croit rêver mais les ratiocinations sans le concret peuvent conduire à de telles conséquences en oubliant, selon la célèbre formule, que « tout le monde ils sont égaux mais que certains sont plus égaux que d’autres ». Toute protection est discrimination ! On hésite alors à chercher un parrain, malgré lui, à cette évolution. On songe à Flaubert et on hésitera entre le Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet. Encore ces derniers finissent-ils sagement par retourner au simple copiage, parangon de la sagesse. Le conseil pourrait être, aujourd’hui, suivi par d’autres !
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 25 – 20 JUIN 2016