Extrait de la Revue : Droit Pénal n°7-8
Études
Éric MEILLAN, président de la section droit pénal de l’Association française des docteurs en droit (AFDD), ancien sous-directeur de la DST, ancien directeur de l’IGS
Homme de terrain1, Éric Meillan livre un témoignage sur les méthodes et le fonctionnement du renseignement ainsi qu’une vision personnelle et prospective de son évolution en mettant en exergue les faiblesses structurelles que sont l’inexistence d’un maillage territorial suffisant, l’inadéquation des ressources humaines, et la concentration dans les mêmes mains du judiciaire et du renseignement. Enfin, il soulève la question de nouveaux risques pour la démocratie.2
1 – Les purs produits du renseignement intérieur parlent peu, car leur culture du secret les imprègne, voire les inhibe totalement.
Parmi les rares qui communiquent, on compte aussi quelques anciens directeurs de services issus de la bureaucratie, qui avaient été placés à leur tête, une affectation de passage au cours de laquelle ils ont plus « surfé » que compris.
2 – Or, beaucoup glosent sur le renseignement : politiques, journalistes, experts auto proclamés etc. Parmi toutes ces voix en fait peu éclairées, certaines se détachent par une réelle connaissance du sujet, celles de professionnels le plus souvent liés au service extérieur, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Bref, en dehors des spécialistes taiseux, qui connaît vraiment le renseignement intérieur ? Ce court exposé va essayer de décrire ce monde dans son actualité en abordant deux ensembles : qu’est-ce que le renseignement, quelles sont ses méthodes (1) ? Puis seront détaillées les interrogations actuelles sur le renseignement intérieur (2).
1. Le renseignement, ses familles, ses méthodes
A. – Les trois familles du renseignement
3 – La part la plus large du renseignement s’inscrit dans ce qu’on appelle l’action secrète. Dans ses différents aspects, elle fait appel aux mêmes techniques et aux mêmes technologies de surveillance physique et de surveillance électronique ou informatique. Mais sur le terrain, les activités de renseignement se partagent en trois familles cousines, sensiblement différentes.
4 – Le renseignement destiné à éclairer le décideur politique.
C’est l’apanage surtout de la DGSE qui agit à l’extérieur du territoire national et qui dépend du ministère de la défense : on a là le renseignement « noble ». À l’intérieur du territoire, jusqu’à la fin du XXème siècle, les renseignements généraux remplissaient en partie ce rôle d’information du gouvernement, parmi d’autres missions : ils s’attachaient surtout au suivi des tendances, des mentalités, des milieux… Cela relève aujourd’hui de la compétence de certaines structures minoritaires de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), rattachée au ministère de l’intérieur.
5 – Le renseignement tactique de théâtres d’opérations. Il dépend à l’extérieur du territoire de la direction du renseignement militaire (DRM), subordonnée à l’état-major des armées au sein du ministère de la défense. À l’intérieur du territoire, ce sont l’information dite « générale » de la sécurité publique au sein de la Police nationale, les « brigades du chef » dans les commissariats, les petites structures spécialisées de la gendarmerie nationale etc. Ce renseignement tactique est surtout dédié à l’opérationnel des armées en intervention, et aux actions de maintien de l’ordre sur le territoire. Pour le décrire par une image, on peut évoquer les éclaireurs des tuniques bleues américaines pendant les guerres indiennes.
6 – Le renseignement intérieur. Il s’agit d’abord du contre-espionnage, c’est-à-dire la détection et la neutralisation d’agents étrangers en France : cette activité relevait de la direction de la surveillance du territoire (DST) du ministère de l’intérieur, jusqu’à la création de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) à la fin du XXème siècle, puis de la DGSI qui l’a remplacée en 2014. La dévolution de cette mission au ministère de l’intérieur avait découlé du scandale de l’affaire Dreyfus : cela avait mis fin à la prérogative exorbitante suivant laquelle l’état-major militaire décidait souverainement de qui était espion. On agit là dans une culture strictement policière : il faut trouver des individus hostiles, plus ou moins cachés dans la société, et les neutraliser.
7 – L’activité transversale de lutte anti-terroriste. Ce panorama simple a été troublé par la montée en importance de la lutte antiterroriste, axée surtout autour de l’action des services de renseignements et de répression judiciaire. Elle relève maintenant des trois catégories de renseignement :
– la DGSE a mission de recueillir tous les renseignements possibles sur les terroristes à l’extérieur du territoire ;
– la DRM a en charge le renseignement tactique contre Daesh et autres groupes armés terroristes là où nos forces armées sont engagées;
– la DGSI a la responsabilité en France de la lutte anti-terroriste, c’est-à-dire la détection des terroristes sur le territoire national et leur neutralisation.
Avec la fin de la guerre froide, la lutte anti-terroriste avait permis aux services de maintenir leurs budgets et leurs recrutement, en la considérant comme une mission essentielle. Aujourd’hui, elle est manifestement prioritaire, donc apporte aux services des moyens financiers et humains en grande augmentation. En France où le renseignement a toujours été considéré comme une activité sale et inutile, la lutte anti-terroriste a changé cette image de marque.
8 – Les autres services faisant du renseignement. Au sein de la communauté du renseignement en France, d’autres services agissent aussi, mais on ne les considère pas stricto sensu comme des services de renseignements : les douanes au ministère des finances, Tracfin sur les activités financières suspectes, la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) au sein de l’état-major des armées au ministère de la défense, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) auprès du premier ministre etc. Il ne faut pas non plus confondre l’action de renseignement avec l’action des forces spéciales, bien proche et qui utilise certaines techniques comparables, mais qui appartient au monde des actions de commandos et de guerre.
9 – Les contraintes communes à tous les officiers de renseignement. Les personnels du renseignement répondent tous aux mêmes types de caractère et de qualités comme la patience, la vigilance, l’absence d’ a priori etc. L’officier de renseignement va donc servir dans l’une des trois familles décrites ci-dessus, mais devra accepter des exigences identiques :
– loyauté à l’égard de la nation, impliquant la renonciation à toute double allégeance, par exemple nationale, religieuse, spirituelle : cela constituerait en effet une lourde vulnérabilité et une objectivité amoindrie ;
– discrétion absolue, vis-à-vis de tout le monde, y compris la famille proche…
L’intransigeance sur le respect de ces contraintes, tout au long de la carrière de l’officier de renseignement, permettra d’éviter des dérives voire des trahisons.
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1 Éric Meillan a mené toute sa carrière dans la Police nationale, essentiellement dans le renseignement : il a notamment exercé comme sous-directeur de la DST, puis comme directeur de l’inspection générale des services (IGS). Auditeur du centre des hautes études de l’armement, de l’institut des hautes études de la sécurité intérieure et de l’institut des hautes études de défense nationale, il avait aussi été mis à disposition pendant cinq ans du secrétariat général de la défense nationale. Il est officier supérieur de réserve de la marine nationale.
Outre de nombreux articles et conférences, il a publié : Les aspects juridiques de la sécurité des systèmes d’information et Dépolitiser la police : Anne Rideau, 2015. Il a récemment participé à l’ouvrage collectif : Penser et repenser le terrorisme, MA-Eska, 2016. – Ndlr.
2 Cet article n’est pas un exercice de droit, mais l’analyse par un praticien, par ailleurs juriste, d’une situation. Elle permet d’éclairer la pertinence de différentes études et réflexions sur les décisions politiques et juridiques prises depuis quelques années sur ces sujets. – Ndlr.
DROIT PÉNAL – REVUE MENSUELLE LEXISNEXIS JURISCLASSEUR – JUILLET-AOÛT 2016