Le phénomène de « judiciarisation » de la vie économique et sociale

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°11

LA SEMAINE DU PRATICIEN INFORMATIONS PROFESSIONNELLES

« On sollicite le juge parce qu’on n’est plus capable de régler en interne des conflits, par la négociation »
3 questions à Guillaume Drago, professeur à l’université Panthéon-Assas Paris II, directeur du Master 2 « Droit public approfondi »

À l’occasion du colloque annuel organisé le vendredi 17 mars 2017 par les étudiants du Master II « Droit public approfondi » de l’université Panthéon-Assas Paris II sur le thème du juge et des questions de société, le professeur Guillaume Drago apporte son éclairage sur le phénomène de « judiciarisation » de la vie économique et sociale.

Comment expliquez vous ce phénomène de « judiciarisation » des questions de société : faut-il y voir une lacune du législateur dans la réglementation de sujets aux frontières floues entre vie privée et protection de l’ordre public ?
Je crois qu’on ne peut pas parler de « lacune du législateur ». C’est plutôt le trop-plein législatif, y compris en matière de vie privée ! On a au contraire le sentiment que les pouvoirs publics sont intrusifs dans la vie des personnes, des familles, des associations (V. par ex. le contrôle renforcé des associations dans la loi Sapin II). La judiciarisation des questions de société est pourtant plus présente que jamais. Je l’explique par une demande forte faite aux juges de régler des conflits, à défaut d’une régulation sociale, familiale, religieuse. On sollicite le juge parce qu’on n’est plus capable de régler en interne des conflits, par la négociation, par exemple en matière sociale ou familiale. C’est ce qu’on a pu appeler le « spectre de la société contentieuse ».

Constatez-vous une différence d’appréciation dans le traitement des questions de société par le juge administratif et par le juge constitutionnel ?
On constate en effet une grande sollicitation de ces juges de la puissance publique, dans son action administrative et législative, du fait d’une réglementation plus que jamais omniprésente. Le juge administratif est très sollicité sur des questions éthiques majeures (gestation pour autrui, état civil, fin de vie, laïcité, traitements médicaux, mais aussi liberté de réunion, assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence, …) parce que les autorités administratives ont développé des compétences de régulation. C’est nouveau et parfois étonnant : le juge administratif est-il toujours bien armé pour répondre à des questions d’éthique médicale qui comportent une technicité et des enjeux éthiques qui ne relèvent pas seulement du jugement juridique ? Rappelons aussi que le Conseil d’État est conseiller du Gouvernement et qu’à ce titre il produit une réflexion utile, par ses nombreux rapports.
Le Conseil constitutionnel est à la fois proche des préoccupations des citoyens, par la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui répond à une question précise de constitutionnalité, incarnée dans un contentieux ordinaire ; il a une approche plus distanciée avec le contrôle a priori, déclenché juste après le vote
de la loi et avant son entrée en vigueur. Le Conseil constitutionnel a une grande proximité de concepts avec le juge administratif mais ses décisions manient les libertés et principes constitutionnels, à vocation plus large, et dont les enjeux touchent nécessairement la Nation entière. Le poids sur les épaules du juge constitutionnel est plus lourd : il a la responsabilité d’interpréter la Constitution et les libertés qu’elle contient. Pourtant, il lui arrive de pratiquer l’esquive lorsqu’il identifie une « question
de société » qui relève, selon lui, du seul législateur (mariage homosexuel par exemple).

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Revue la semaine juridique 11 mars 2017La Semaine Juridique – Édition Générale N°11 – 13 MARS 2017

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck

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