[Article] Commande publique : clause Molière versus #TeamJuncker

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Administrations et Collectivités  n°29-33

Commande publique : clause Molière versus #TeamJuncker

POINTS CLÉS

Il y a quelques semaines un collectif d’élus locaux s’est invité dans les débats autour
de la loi travail en souhaitant imposer l’usage de la langue française sur les chantiers publics
La mesure vise ouvertement la directive sur le travail détaché
Discrimination ou patriotisme économique ?
Quelques éléments de réflexion

Benoît Fleury,

agrégé des facultés de droit, professeur à l’université de Poitiers, avocat associé, Cirier & Associés

 

 

C’EST au point 6.4.5, Obligations du titulaire relatives à l’usage du français sur le chantier, du CCAP du marché de travaux pour la réhabilitation de l’EHPAD Le Pigeonnier passé par le centre hospitalier de Confolens et à l’initiative de son directeur,Monsieur Vincent You – par ailleurs adjoint à la mairie d’Angoulême – que la controversée « clause Molière » s’immisce dans le droit français de la commande publique, ainsi rédigée : « Afin de garantir la sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier, ainsi qu’une parfaite compréhension des directives de la direction technique des travaux, l’ensemble des ouvriers présents sur le chantier devra comprendre et s’exprimer en français. En cas d’impossibilité, le titulaire sera tenu, après information préalable du coordonnateur SPS et du maître d’oeuvre, de veiller à l’intervention d’un interprète agréé auprès des tribunaux dans les langues concernées, afin de satisfaire à l’obligation mentionnée au précédent alinéa.
Cette prise en charge se fera aux seuls frais du titulaire. En cas de carence constatée de l’entreprise titulaire, et après notification d’une demande de mise en conformité restée infructueuse, les frais d’interprétariat pourront au choix du maître d’ouvrage, soit être comptabilisés comme pénalités au titre de l’article 4.5.2 du CCAP, soit provoquer la résiliation du marché aux frais et risques du titulaire » (l’auteur de ces quelques lignes remercie chaleureusement Vincent You pour son aimable transmission du CCAP).

1. Les termes du débat

Depuis, l’initiative inspire des motions de nombreuses collectivités ou EPCI : ainsi des régions Pays-de-la-Loire ou Hauts de France, du conseil départemental de la Charente, ou encore de la ville d’Angoulême,de la communauté de communes des Olonnes…
et s’est invitée dans les débats parlementaires à l’occasion de la première lecture de la loi El Khomery sous la forme d’un amendement porté par le député Les Républicains Yannick Moreau (amendement n° AS410 : « L’article L. 1262-2 du Code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé : Au titre de la protection des salariés, tout salarié détaché doit parler et comprendre le français. À défaut, l’employeur doit prendre à sa charge les services d’un interprète »).
Naturellement, un tel dispositif revêt une dimension politique puissante puisqu’il vise à mieux encadrer le recours aux travailleurs détachés et, plus ou moins directement, à favoriser l’emploi local.
Cet objectif figure expressément dans l’exposé sommaire de l’amendement.
Ainsi perçue, cette idée connaît de farouches adversaires pour lesquels une telle disposition introduirait une discrimination condamnable au regard du droit communautaire : « En ciblant les travailleurs étrangers détachés qui n’acquittent pas leurs charges sociales en France, la clause discrimine en réalité tous les travailleurs étrangers, y compris des travailleurs légalement établis en France, notamment les réfugiés, les demandeurs d’asile, ou les autres travailleurs étrangers disposant d’un titre de séjour attaché à un travail temporaire ou saisonnier, qui acquittent en France l’intégralité des charges sociales attachées à leur emploi.Appliquée au secteur du BTP, elle apparaît discriminatoire d’une catégorie de travailleurs », rappelle le député girondin, Gilles Savary.
Si cette clause Molière peut effectivement paraître « borderline » de prime abord (S. d’Auzon, Imposer l’usage du français sur un chantier,
une pratique borderline : Le Moniteur du 17 mars 2016), il n’en demeure pas moins qu’imposer l’usage du français sur un chantier public aux fins de respecter les mesures de sécurité en vigueur – et elles-mêmes rédigées en français – n’est pas en soi illégale dès lors qu’elle ne constitue pas un obstacle insurmontable pour les entreprises des pays membres de l’union qui ne sont d’ailleurs pas visées ès qualité. Rédigée de cette manière, la clause ne heurte pas l’interdiction du critère de sélection nationale ou locale.
Tout risque contentieux n’est pas, pour autant, écarté.

2. Les risques encourus

On ne s’attardera guère sur les infractions de discrimination ou de favoritisme : les termes de la clause ne permettant vraisemblablement pas de qualifier matériellement et intentionnellement les faits.
Sur le plan administratif en revanche, on peut légitimement s’interroger sur les conséquences de l’insertion d’une telle clause : ouvrirait-elle la voie aux référés (précontractuel soucontractuels) à des candidats évincés ? Pour ce faire, il conviendrait de démontrer en quoi l’usage du français pour des impératifs de sécurité serait constitutif d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence et surtout en quoi ce manquement présumé les aurait lésés. Il convient de rappeler également qu’en matière de référé contractuel, le juge apprécie l’importance de ces vices et les conséquences à en tirer et ce n’est qu’en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, et après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général,que le juge résilie le contrat ou,si ce dernier a un contenu illicite ou se trouve affecté d’un vice d’une particulière gravité, en décide l’annulation totale ou partielle. Les chances de voir annuler le contrat semblent maigres.
Au fond, la clause pourrait être attaquée éventuellement par un tiers y ayant un intérêt ou par l’attributaire du marché à l’occasion de sa mise en oeuvre. Le débat sur sa régularité ne manquerait ni de sel ni de piquant, avec pour l’essentiel un effet certainement limité sur la poursuite de l’exécution du marché, en raison là encore du caractère détachable de la clause et de l’office du juge administratif en matière de contrat public.
Au-delà de l’appréhension du risque juridique d’insérer une telle clause dans un marché public, les débats autour de cette « clause Molière » mettent en exergue l’image que la construction européenne renvoie aujourd’hui. Preuve de l’importance cruciale du sujet : le Premier ministre a affirmé, le 3 juillet 2016, que la France pourrait ne plus appliquer la directive relative aux travailleurs détachés !

JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION ADMINISTRATIONS ET COLLECTIVITÉS TERRITORIALES N° 29-33.
25 JUILLET 2016