Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°19
«Une carte n’est pas le territoire ». Par cet aphorisme, le philosophe américano-polonais Alfred Korzibski enseigne que si chacun a sa lecture de l’espace qui l’entoure, sa carte, celle-ci ne constitue pas la réalité du monde extérieur, le territoire. De l’une à l’autre, il y a toute la distance qui sépare la perception du réel, du réel lui-même. Le territoire nous est donné, tandis que nous construisons la carte.
En matière de juridictions, la carte est le produit de l’histoire, de la démographie, de l’économie, ainsi que de considérations administratives, institutionnelles, voire politiques. L’implantation des tribunaux obéit à une double logique : prévenir les déserts judiciaires qui risquent de rompre l’égal accès de tous au service public de la justice ; rationnaliser les moyens humains et financiers limités – et de plus en plus limités ! – mis à la disposition des citoyens par la Chancellerie.
Si l’on s’en tient aux juridictions civiles de droit commun de premier degré, on dénombrait, en 2015, sur l’ensemble du territoire français 164 tribunaux de grande instance. Ce chiffre relativement modeste, malgré les réimplantations récentes des tribunaux de Saint-Gaudens, de Saumur et de Tulle, est la conséquence de la réforme de la carte judiciaire initiée en 2008 et achevée en 2010. Au nom d’une politique renouvelée d’aménagement du territoire, d’une volonté d’amélioration de la qualité de la justice et surtout d’impératifs d’économie, de nombreuses juridictions ont été supprimées. Cette simplification de la carte par voie d’allègement a été approuvée par le Conseil d’État, dans une importante décision du 19 février 2010 – seule la disparition du TGI de Moulins a été considérée comme entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. La motivation de l’arrêt mérite l’attention. La Haute juridiction y insiste sur l’objectif à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, observant que « malgré l’éloignement qui en résulte pour certains justiciables, les suppressions de juridictions opérées… compte tenu du nombre de juridictions qui subsistent et de leur répartition sur l’ensemble du territoire… ne portent pas illégalement atteinte au droit d’accès au juge et au droit à voir les affaires jugées dans un délai raisonnable ».La spécialisation des juges constitue un autre volet de la réorganisation contemporaine des juridictions civiles. Il s’agit notamment, par combinaison de règles dérogatoires en matière de compétence d’attribution et de compétence territoriale, de restreindre la connaissance de certains contentieux à quelques TGI en nombre limité. La meilleure illustration de ce mouvement a été donnée par deux décrets du 9 octobre 2009, concernant la propriété intellectuelle. Ainsi les actions relatives aux brevets d’invention, certificats d’utilité, dessins et modèles, marques et indications géographiques sont-elles réservées à 10 tribunaux énumérés par un tableau annexé à l’article D. 211-6 du Code de l’organisation judiciaire. Dans le même temps, l’article R. 211- 7 n’admet, pour les marques, dessins et modèles communautaires, que le seul TGI de Paris.
Cette spécialisation géographique – qui n’est pas propre à la matière civile – a ses avantages et ses inconvénients. Sans doute concourt-elle à l’efficacité et à la crédibilité du service public de la justice. Il en résulte l’intervention de juges ayant une meilleure maîtrise de la technicité des matières, et conséquemment plus à même d’assurer une jurisprudence prévisible dans ses solutions. Mais dans l’autre plateau de la balance, on peut placer le danger d’un éloignement des justiciables, d’une déshumanisation des litiges, sans parler du risque d’une remise en cause des garanties du procès équitable. En particulier, que reste-t-il du principe d’égal accès au juge ? Malgré les progrès de la communication processuelle numérique (en cours d’expérimentation dans le cadre du projet J21), il est permis de penser que tous les citoyens ne se trouvent pas, en pareilles circonstances, dans une situation d’égalité de traitement.
En guise de conclusion, on rappellera l’une des dernières observations du rapport Marshall, consacré aux « juridictions du XXIe siècle » et rendu public en décembre 2013. L’histoire montre que « la carte judiciaire n’est pas immuable », qu’elle sait s’adapter « aux mutations de notre pays et aux évolutions de la mission » dévolue au juge. Il faut donner une chance à l’avenir.
Pour voir la conférence : http://dai.ly/x47bkxq . www.academie- legislation.fr – Rejoignez l’Académie de législation sur Facebook.
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 19 – 9 MAI 2016