[Article] Pénal et procédure pénale

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°12

DROIT À LA VIE

De l’obligation positive des États de protéger les femmes victimes de violences conjugales, avant qu’il ne soit trop tard…

François Rousseau, professeur à la faculté de droit et de sciences politiques de l’université de Nantes (Droit et changement social, UMR 6297), codirecteur du Master 2 « Droit pénal et sciences criminelles »

CEDH, 23 févr. 2016, n° 55354/11, Civek c/ Turquie : JurisData n° 2016-004339

Dans cette affaire, une femme mariée à un époux violent décide en 2009 de quitter le domicile conjugal pour se rendre dans un centre
d’accueil pour femmes battues. De retour au domicile conjugal l’année suivante, elle est de nouveau victime de graves violences de la part de son mari la suspectant d’entretenir une liaison amoureuse avec un autre homme. Après avoir frappé sa femme, il l’a menacée avec un couteau placé sous sa gorge devant le domicile de son prétendu rival.
À la suite de cette scène, le mari violent est, courant octobre 2010, placé en détention provisoire avec injonction de quitter le domicile conjugal et de se tenir éloigné de sa femme pendant une durée de 3 mois.
Le mois suivant, à la faveur d’un retrait de plainte de son épouse, il est remis en liberté mais avec toujours l’injonction de ne pas revenir au domicile conjugal et de se tenir éloigné de sa femme. Peu de temps après sa libération, le mari violent retourna régulièrement près de son domicile en y harcelant sa femme et en la menaçant de mort. À la suite d’une plainte de la victime courant décembre 2010, il sera inculpé, par deux fois, de menaces de mort et de manquement aux injonctions judiciaires lui interdisant de rencontrer sa femme et de revenir au domicile conjugal. Au mois de janvier 2011, le mari assassinait en pleine rue son épouse. Il sera condamné, en 2012, à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice pénale turque.

Les enfants de la victime, estimant que l’État turc a manqué à son devoir de protection contre les violences domestiques subies par leur mère et ayant conduit à sa mort, ont saisi la Cour EDH en invoquant, à titre principal, une violation du droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention.

Pour apprécier le bien-fondé de la requête, la Cour rappelle sa jurisprudence désormais bien connue selon laquelle « l’article 2, § 1, de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction ».
Il en résulte pour l’État une obligation positive de mettre en place « une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre les personnes et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations ». Outre cette obligation d’effectivité « juridique » de prévention des atteintes à la vie, la Cour rappelle également qu’il pèse sur les États une obligation « de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui ».
Cette obligation d’effectivité plus « matérielle » de prévention des atteintes à la vie s’impose lorsque « les autorités savaient ou auraient dû savoir » qu’un individu était menacé de manière réelle et imminente (CEDH, gr. ch., 28 oct. 1998, n° 23452/94, Osman c/ Royaume-Uni : RTD civ. 1999, p. 498, obs. J.-P. Marguénaud) , ce qui est en particulier le cas d’une femme battue par son mari lequel la menace de mort (CEDH, 3e sect., 9 juin 2009, n° 33401/02, Opuz c/ Turquie : JCP G 2009, doctr. 143, n° 27, obs. F. Sudre ; Rev. sc. crim. 2010, p. 219, obs. J.-P. Marguénaud) .

Appliquant sa jurisprudence au cas d’espèce, la Cour considère que les autorités turques connaissaient les menaces de mort proférées contre la victime par son mari et que leur réaction,
qui s’est bornée à inculper le mari violent pour menaces de mort, ne constituait pas une mesure pratique et utile pour protéger concrètement la victime, alors que la loi turque permettait de procéder à l’arrestation du mari violent qui ne respectait pas les injonctions judiciaires lui imposant de se tenir éloigné de son épouse. La Cour conclut à la violation de l’article 2 en estimant que « les autorités n’ont pas pris les mesures auxquelles elles pouvaient raisonnablement avoir recours pour prévenir la matérialisation d’un risque certain et imminent pour la vie » de la victime (§ 65) . Si la solution n’est pas nouvelle en ce qu’elle rejoint celle rendue dans l’affaire Opuz (préc.) , elle est l’occasion de rappeler les États à leurs responsabilités en matière de politique criminelle de lutte
contre les violences conjugales.

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°12 – 21 MARS 2016

A SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°12 – 21 MARS 2016

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