[Article] Terrorisme et radicalisation : la nécessité d’un régime carcéral adapté

Études

DROIT PÉNAL – REVUE MENSUELLE LEXISNEXIS JURISCLASSEUR – JANVIER 2017

Terrorisme et radicalisation : la nécessité d’un régime carcéral adapté

Vincenzo OLIVERI

Vincenzo OLIVERI,
Premier président honoraire de la cour d’appel de Palerme

Entretien avec
Vincenzo OLIVERI,
Premier président honoraire de la cour d’appel de Palerme

Le 25 octobre 2016, le garde des Sceaux annonçait l’abandon des unités spécialisées pour détenus radicalisés, mises en place par son prédécesseur. Il prévoyait à leur place la création d’un régime spécial, proche de l’isolement, pour les détenus radicalisés identifiés comme les « plus durs ». Premier président honoraire de la cour d’appel de Palerme, acteur important des plus grands procès de mafia en Italie, Vincenzo Oliveri a accepté de nous faire découvrir le régime d’isolement actuellement appliqué en Italie aux boss mafieux et aux détenus coupables de crimes de terrorisme dit « 41 bis » et de nous livrer – au passage – son opinion sur une possible application de ce régime carcéral spécial en France.

 

Droit pénal : En quoi consiste le régime carcéral spécial adopté en Italie ?

Vincenzo Oliveri : Pour comprendre le sens de ce dispositif, il faut se resituer dans les années 1980. En cette période, la violence de la mafia a explosé d’une manière inédite, son organisation influençait au maximum la vie économique du Mezzogiorno. L’État était dans une situation d’impasse et s’obstinait à ne pas reconnaître la mafia en tant qu’organisation criminelle, continuant à traiter les détenus mafieux comme détenus de droit commun. C’est seulement après l’assassinat brutal du magistrat Giovanni Falcone, de sa femme et de son escorte en 1992, que la législation en la matière a évolué. On avait compris que, malgré leur détention en prison, les boss mafieux parvenaient à se réunir, à comploter et à communiquer avec le monde extérieur pour que leurs plans soient accomplis par leurs fidèles. La modification de l’article 41 de la loi pénitentiaire par l’article 41 bis 1 créa la possibilité pour le ministre de la Justice de suspendre par décret, pour des raisons de sécurité et d’ordre public, l’application du régime de détention ordinaire pour les détenus appartenant à des organisations criminelles mafieuses, et plus spécialement pour les boss, c’est-à-dire les leaders de l’organisation. Ce nouveau régime, auquel ils étaient désormais soumis, consistait essentiellement dans un isolement que l’on pouvait définir par la suite de « perpétuel », car il ne s’agissait plus d’une mesure disciplinaire temporaire, mais d’un véritable cadre de vie imposé au détenu afin de l’isoler d’autres détenus pouvant faire partie de son organisation ou pouvant être recrutés par ce dernier.

 

Dr. pén. : Combien de temps un détenu peut-il être soumis à ce régime d’isolement ?

V. O. : Initialement, cette mesure avait été conçue comme temporaire. Aussitôt mise en place, sa durée fut rallongée. En 2002, la soumission à ce régime ne pouvait dépasser deux ans, avec reconductions illimitées d’un an maximum. À cette occasion, le dispositif fut élargi également aux détenus coupables de crimes de terrorisme. En 2009, la durée minimale fut fixée à quatre ans, renouvelable indéfiniment pour deux ans.

 

Dr. pén. : Quels sont les changements pratiques dans la vie d’un détenu soumis à ce régime carcéral ?

V. O. : Les restrictions sont nombreuses. Les détenus placés sous ce régime sont seuls dans leur cellule. Ils sont placés dans des unités spécifiques séparées au sein des établissements pénitentiaires. Ils n’ont pas de cuisine, ni d’autres outils dans leurs cellules et sont constamment vidéo-surveillés. Alors qu’un détenu de droit commun peut recevoir des visites de sa famille une fois par semaine, les détenus soumis à ce régime spécial ne peuvent recevoir qu’une visite par mois. Le détenu et ses visiteurs sont constamment séparés par une vitre blindée et ne peuvent communiquer que par le biais d’un interphone. Une exception existe pour les enfants de moins de 12 ans qui peuvent entrer dans le parloir du père pour l’embrasser. Toutes les visites sont enregistrées en vidéo et un agent pénitentiaire est toujours présent dans le parloir. Alors que le régime de droit commun permet aux détenus de recevoir et d’envoyer du courrier, les détenus placés sous « 41 bis » voient leur courrier, entrant ou sortant, ouvert et inspecté par le directeur de l’établissement pénitentiaire, qui peut éventuellement communiquer au procureur de la République des messages ou un contenu lui paraissant suspects. Pour ce qui concerne la promenade quotidienne, les détenus de droit commun l’effectuent avec les autres détenus dans la cour de la prison alors que le détenu soumis à ce régime dérogatoire a son propre couloir isolé des autres cellules où il fait une heure de promenade par jour tout seul. Ces mesures visent à prévenir toute communication des détenus mafieux avec leurs « confrères » à l’intérieur de la prison et avec leur organisation criminelle à l’extérieur, à travers notamment leurs familles ou leurs avocats.

 

Dr. pén. : S’agissant des détenus dits « radicalisés » pouvant présenter une dangerosité pour le personnel pénitentiaire, comment sont-ils surveillés en Italie ?

V. O. : Les détenus placés au « 41 bis » sont surveillés par un personnel dédié, les Gruppi operativi mobili (GOM). Ces derniers constituent une brigade placée sous les ordres d’un général ; les policiers faisant partie de cette unité travaillent cagoulés et font l’objet de rotations très régulières pour leur sécurité

 

Dr. pén. : Un tel régime carcéral est-il conforme à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

V. O. : Il est bien conforme à la Convention. Les juges de Strasbourg ont à plusieurs reprises 2 examiné des requêtes relatives à l’application de ce régime. Ils ont toujours conclu que celui-ci ne constituait pas un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Les mesures prévues par l’article 41 bis sont très sévères mais proportionnelles aux crimes commis et à la dangerosité des individus concernés.

 

Dr. pén. : Pensez-vous que ce système puisse être appliqué en France pour les crimes de terrorisme ?

V. O. : J’en suis convaincu. L’objectif actuel de la France est d’entraver la radicalisation en prison afin d’empêcher que la détention puisse servir de moyen de recrutement pour les leaders djihadistes. La seule façon de réaliser cet objectif est d’isoler les détenus radicalisés des autres détenus, pour qu’ils ne puissent pas les influencer, et d’isoler également ces détenus radicalisés entre eux, pour qu’ils ne puissent pas former de groupuscules subversifs.

En même temps, il faut durcir les conditions de vie des détenus et procéder au renforcement de leur sécurité. Nous avons appris par voie de presse que Salah Abdeslam peut disposer dans sa cellule de plusieurs conforts : ce serait inconcevable en Italie pour un détenu de ce genre. À mon sens, la prévention passe aussi par l’image d’une répression efficace et dure. L’ancienneté du modèle du 41 bis a permis de le peaufiner et de le rendre « exportable » en France ou ailleurs pour la répression des crimes de terrorisme.

Propos recueillis et traduits en français par Antonino CENTO,
étudiant en master 1 Droit des affaires à l’université Paris II
Panthéon-Assas

 

1. Article 41-bis de la loi du 26 juillet 1975, n° 354, modifié par la loi du 7 août 1992, n. 356.

2. CEDH, 10 nov. 2005, n° 56317/00, Argenti c/ Italie. – CEDH, 27 nov. 2007, n° 35795/02, Asciutto c/ Italie. – CEDH, 17 juill. 2008, n° 22728/03, De Pace c/ Italie. – CEDH, 1er sept. 2009, n° 16702/04,, Dell’Anna c/ Italie. – CEDH, 17 sept. 2009, n° 74912/01, Enea c/ Italie.

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AUTEUR(S) : Philippe Conte, Albert Maron, Jacques-Henri Robert

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