Didier Rebut, professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II), membre du Club des juristes
CJUE, aff. C-486/14, Kossowski, concl. av. gén. Y. Bot, 15 déc. 2015
L’espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ) implique-t-il de donner une portée sans limite au principe ne bis in idem dans l’Union européenne et de reconnaître ainsi, dans tous les cas, l’autorité de chose jugée à un jugement définitif rendu par les juridictions d’un autre État membre ? C’est
l’analyse que soutient l’avocat général Yves Bot dans des conclusions du 15 décembre
dernier (CJUE, aff. C-486/14) , lesquelles sont susceptibles d’être particulièrement lourdes
de conséquences si elles sont suivies par la CJUE.
Le contexte est celui de poursuites engagées en Allemagne contre un ressortissant polonais pour des faits d’extorsion commis en Allemagne après une procédure pour ces mêmes faits en Pologne. La question porte sur la persistance de la validité de la réserve à l’application du principe ne bis
in idem prévue par l’article 55, § 1, a), de la Convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS). Cette réserve a autorisé les parties contractantes à déroger au principe ne bis in idem consacré par l’article 54 CAAS pour les infractions commises sur leur territoire. L’Allemagne a fait une déclaration en ce sens à l’instar d’autres États comme la France. C’est sur le fondement de cette réserve que des poursuites avaient été engagées en Allemagne, puisque les faits en cause avaient été commis sur le
territoire allemand. La juridiction d’appel s’est cependant interrogée sur la validité de la réserve allemande après l’intégration dans le droit de l’Union de l’acquis de Schengen, dont les articles 54 et 55 CAAS font partie, et au regard de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux qui consacre le principe ne bis in idem sans lui apporter d’exception. Elle a donc saisi la CJUE de cette question et c’est à celle-ci que répondent les conclusions de l’avocat général Yves Bot.
Ces conclusions soutiennent que le principe ne bis in idem a pris une nature propre de « condition de l’application concrète de la liberté de circulation » dans le cadre de l’ELSJ (§ 42) . Elles affirment que cet espace serait une « dimension complémentaire de l’espace unique de circulation et d’activité
économique » (§ 44) et que la réalisation de cet espace imposerait aux États membres de se faire mutuellement confiance (§ 42) , ce qui découlerait du principe de reconnaissance mutuelle, lequel est le fondement de la coopération judiciaire pénale dans l’Union européenne. Il en résulterait de l’invalidité de la réserve prévue à l’article 55 CAAS car elle aurait « pour effet de vider de son contenu le principe ne bis in idem » et alors que celui-ci est en lien avec celui de reconnaissance mutuelle, laquelle est d’une importance fondamentale pour la construction de l’ELSJ (§ 48) . Un État membre de l’Union européenne aurait donc l’obligation de reconnaître l’autorité de chose jugée aux jugements définitifs rendus par les juridictions des autres États membres, alors même que ceux-ci auraient porté sur des infractions commises sur son seul territoire. Cette reconnaissance déborderait celle prévue par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux, puisqu’elle ne serait pas limitée aux seuls cas dans lesquels il y a eu application du droit de l’Union. Il s’ensuit que l’autorité de chose jugée devrait être attachée à l’ensemble des jugements définitifs pénaux rendus par un autre État membre sans qu’il importe qu’il ait concerné des poursuites sans lien avec le droit de l’Union.
Cette analyse sur l’invalidité de la réserve de l’article 55 CAAS remettrait en cause, si elle est partagée par la CJUE, les solutions acquises sur l’autorité de chose jugée à l’étranger, lesquelles préservent le droit de l’État de commission d’une infraction de la juger alors même qu’elle a fait l’objet d’une procédure antérieure dans un autre État. Il s’agit pour cet État de conserver
son droit de défendre son ordre public national, lequel relève de sa souveraineté.
C’est ainsi, par exemple, que le principe ne bis in idem consacré par l’article 4 du protocole n° 7 à la Convention EDH n’a pas d’application internationale. C’était aussi le sens de la réserve prévue par l’article 55 CAAS, laquelle tendait précisément à préserver le droit de défense de l’État sur le seul territoire duquel une infraction a été commise. Cette préservation demeurait en outre équilibrée, puisque l’article 56 CAAS fait obligation à l’État qui rejuge une infraction de déduire la période de
privation de liberté subie à l’étranger de la peine que ses juridictions prononcent et de tenir compte, dans la mesure du possible, des autres sanctions étrangères. Certes, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux ne prévoit pas d’exception au principe ne bis in idem . Mais cette solution se justifie par la limitation de son application à la mise en oeuvre du droit de l’Union, ce qui en restreint la portée aux seuls cas où des poursuites sont liées à cette mise en oeuvre. C’est à cette restriction que mettrait fi n l’analyse sur l’invalidité de la réserve de l’article 55 CAAS en imposant aux États membres de l’Union européenne d’attribuer l’autorité de chose jugée aux jugements définitifs rendus dans les autres États membres, alors même que les jugements de ceux-ci ont concerné des
faits commis sur le seul territoire de ceux-là.
On peut se demander si les États membres de l’Union européenne ont bien eu conscience de cette conséquence quand ils ont consacré l’ESLJ dans le Traité de Lisbonne. Car celle-ci les conduit à confier, dans tous les cas, leur défense aux autres États, ce qu’ils avaient précisément voulu empêcher par l’article 55 CAAS et qu’ils avaient limité dans le cadre de l’article 50 de la Charte.
L’invalidité de la réserve de l’article 55 CAAS est en outre susceptible de poser une difficulté constitutionnelle en droit français. L’article 55 CAAS a aussi autorisé les États à déroger au principe ne bis inidem « lorsque les faits visés par le jugement étranger constituent une infraction contre la sûreté de l’État » (CAAS, art. 55, § 1, b)) .
La France a déclaré, en ce sens, qu’elle n’appliquait pas l’article 54 CAAS pour les jugements étrangers ayant porté sur des faits constituant une infraction d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Les motifs d’invalidité de la réserve applicable aux infractions commises sur le territoire national semblent transposables à la réserve relative aux infractions contre la sûreté de l’État, de sorte que l’invalidité devrait aussi la concerner. La possibilité de rejuger ces infractions a cependant été considérée par le Conseil constitutionnel comme un droit relevant des conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale (Cons. const., 19 nov. 2004, n° 2004-505 DC, consid. 20 : JCP G 2004, act. 676, obs. M. Verpeaux ; JCP G 2005, II, 10043, C. Franck) . C’est d’ailleurs parce qu’elle la préservait qu’il a estimé que la Charte des droits fondamentaux ne nécessitait pas de réviser la Constitution. L’invalidité de la réserve de l’article 55 CAAS remettrait en cause cette analyse en retirant à la France la possibilité de rejuger les infractions d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. La France se trouverait ainsi, par exemple, dans l’impossibilité de juger elle-même des crimes terroristes commis sur son territoire après qu’ils ont fait l’objet d’un jugement définitif dans un autre État membre, puisque ni leur commission sur le territoire français ni leur nature d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation n’autoriseraient de déroger au principe ne bis in idem de l’article 54 CAAS. Nul doute que cette impossibilité soit problématique sinon contestable au regard des conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, de sorte qu’il devrait être difficile de concilier le droit de l’Union et les exigences constitutionnelles.
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 1-2 – 11 JANVIER 2016