[Conseil d’Etat] entretien avec Maryvonne de Saint Pulgent & Patrick Gérard sur l’étude annuelle 2016

Entretien avec Maryvonne de Saint Pulgent, présidente de la Section du rapport et des études du Conseil d’État et Patrick Gérard, conseiller d’État, professeur associé à l’université Paris Descartes, rapporteur général de l’étude annuelle du Conseil d’État « Simplification et qualité du droit » de 2016.

« C’est une nouvelle culture politique qu’il faut installer, sans laquelle les réformes, comme c’est le cas pour les études d’impact, resteront sans grand effet. »

Rédaction Codes et Lois : L’étude annuelle du Conseil d’État « Simplification et qualité du droit » de 2016 est la troisième en vingt-cinq ans que le Conseil d’État consacre au sujet de la qualité et la simplification de la loi. Les rapports sur cette question se multiplient, de même que les organes chargés de simplifier. Que doit-on penser de ce foisonnement ?

Maryvonne de Saint Pulgent : Le premier rapport dressait un constat et contenait peu de propositions. En 2006, l’étude consacrée à la sécurité juridique présentait plusieurs propositions, notamment la création des études d’impact qui a fait l’objet de la réforme constitutionnelle de 2008.

Aujourd’hui, le Conseil d’État dresse le bilan de la mise en oeuvre de ses préconisations de 2006 et analyse les conséquences imprévisibles de la réforme de 2008. Par ailleurs, depuis 2006 le poids des normes internationales et particulièrement européennes s’est accru. Que doit-on penser de ce foisonnement ? Le problème n’est manifestement pas résolu.

Ces éléments ont conduit la Section du rapport et des études à revenir sur ce sujet qui, de plus, est d’actualité et préoccupe le Parlement, le Gouvernement mais aussi les organisations syndicales et peut-être même le grand public. Le Conseil d’État est d’ailleurs intéressé à double titre par cette question, tant dans sa fonction de conseil du Gouvernement (avis sur les projets de normes) que dans celle de juge administratif (par l’interprétation et l’application de la norme).

Patrick Gérard : Ce problème n’est pas propre à la France. C’est pourquoi cette étude est aussi accompagnée de l’analyse des mesures prises dans quatre États voisins : les Pays-Bas, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. De même les institutions de l’Union européenne sont confrontées à cette question. En témoigne l’accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » signé le 13 avril 2016 par le Parlement, le Conseil et la Commission européenne.

CL : Le Conseil d’État fait le constat d’un « bilan décevant » ou encore de « l’absence de résultats tangibles ». Pourquoi les solutions préconisées ou mises en place depuis dix ans n’ont-elles pas rencontré de succès ?

Maryvonne de Saint Pulgent, Conseil d'EtatM. S. P. : Le bilan que dresse l’étude aujourd’hui est que la complexité est naturelle, et la simplification un rocher de Sisyphe. La complexité tient à des phénomènes purement juridiques (intégrations mondiale et européenne), mais aussi à des aspects sociétaux.

Tout d’abord, la tendance à répondre aux événements par la norme (création ou modification) reste forte. Ensuite, les progrès techniques bouleversent toute une série de dispositifs classiques (l’« ubérisation » de la société en est un exemple et fera d’ailleurs l’objet de la prochaine étude du Conseil d’État). Enfin, la société est de plus en plus diversifiée. Le droit devient une forme de reconnaissance de l’identité, ce qui est critiquable tant cela s’oppose à la tradition française d’une loi universelle.

Par ailleurs, il y a une tradition politique très française qui veut qu’un homme politique, pour laisser une trace dans l’histoire, doit faire une loi.
La conscience que le droit est complexe est largement partagée : il change tout le temps, il est foisonnant, ce qui le rend peu accessible et de moins en moins lisible. Les forces de la complexité sont puissantes et, face à elles, les forces de la simplification ne sont pas à la hauteur.

Le bilan est donc plutôt décevant, y compris sur la mise en oeuvre des études d’impact.

P. G. : Il y a eu cependant des réussites, notamment les grands progrès apportés par la codification, mais la loi reste pour beaucoup le moyen d’apporter une réponse à toute question posée dans notre société. Pourtant il existe d’autres réponses possibles (techniques, budgétaires…). Par exemple, en matière de sécurité routière, pour réduire le nombre d’accidents, faut-il changer une fois de plus la norme ou mettre en place plus de radars ?

CL : L’étude analyse les causes de la dégradation de la qualité de la loi. En révèle-t-elle de nouvelles ? Ou adopte-t-elle une nouvelle approche de ces causes ?

M. S. P. : Nous sommes tous responsables, le Conseil d’État aussi. En tant que conseil du Gouvernement pour les principaux projets de normes, nous devons nous interroger sur notre contribution à la politique de simplification.

La simplification suppose des choix. Ce n’est pas une simple question d’écriture. Il faut savoir pour qui on simplifie. Par exemple, le prélèvement à la source va-t-il simplifier la vie du contribuable ou celle de l’administration ? Quelles conséquences pour chacun et pour l’employeur ? Ces mêmes questions doivent être posées pour la dématérialisation des procédures administratives et l’application de la règle « le silence de l’administration vaut accord ». Toutes les administrations concernées, y compris les petites communes, ont-elles les moyens financiers et humains pour répondre rapidement aux demandes ? Ces questions sont-elles posées au moment où l’on envisage la création ou la modification d’une norme ? C’est un aspect nouveau par rapport aux précédentes études du Conseil d’État.

P. G. : Nous proposons d’enseigner aux élèves des écoles de la fonction publique (ENA, IRA) qu’il ne faut pas reporter la complexité de l’administration sur les usagers. Cela doit devenir un principe d’action.

Les hauts responsables (directeurs d’administration centrale, dirigeants des établissements publics…) devraient être évalués aussi sur la façon dont ils améliorent, réduisent et simplifient la norme. Cela fait partie de leur mission.

CL : L’apport spécifique de l’étude de 2016 serait la nouvelle culture de l’administration, une volonté d’évaluer l’administration dans son rapport à la norme ?

P. G. : Jusqu’à présent la politique de simplification existait, mais restait secondaire en pratique. C’est pourtant une politique importante pour l’État, une vraie politique publique qui devrait faire l’objet d’attention au même titre que la maîtrise du budget, l’emploi, la sécurité…

M. S. P. : L’état des lieux et le bilan des réformes nous amènent à penser que la simplification est une culture, mais l’administration n’est pas seule en cause. C’est en effet avant tout une culture politique qu’il faut instaurer. Les chefs des administrations sont les ministres. Par ailleurs le Gouvernement n’est pas le seul auteur de la norme.

Le Parlement dans le domaine législatif s’interroge à raison sur son rôle dans la simplification. C’est une nouvelle culture politique qu’il faut installer, sans laquelle les réformes, comme c’est le cas pour les études d’impact, resteront sans grand effet.

CL : L’étude de 2016 propose de recourir à des instruments très habituels pour simplifier, notamment la législation déléguée. Pour certains, les ordonnances contribuent à l’inflation normative et sont antidémocratiques. Pourquoi, selon vous, les ordonnances constituent-elles une solution pour améliorer la qualité de la loi ?

M. S. P. : Nous ne préconisons pas des ordonnances pour tout. L’ordonnance est un bon véhicule pour codifier et simplifier lorsque les textes ne sont pas très politiques, mais visent notamment à alléger le stock des normes existantes. L’ordonnance a le désavantage de décharger le Parlement de ses responsabilités bien qu’il intervienne pour accorder l’habilitation et ratifier le texte. En revanche elle permet, pour des questions techniques, un respect strict de la hiérarchie des normes et une réorganisation de celles-ci à l’abri des instrumentalisations politiques. Cependant pour certains codes qui ont par nature un caractère très politique (Code du travail, Code général des impôts…), le recours à l’ordonnance ne peut être systématisé. Il n’y a donc pas de règle générale, tout dépend du sujet.

P. G. : Il serait nécessaire de soumettre également toutes les ordonnances aux études d’impact. Par ailleurs, il faudrait limiter les mendements gouvernementaux introduits devant le Parlement dans les projets de loi : des amendements substantiels introduits pendant le débat peuvent changer très profondément une politique publique sans qu’on en ait sérieusement mesuré les conséquences.

M. S. P. : Le problème est plus large, car malgré l’augmentation du nombre des ordonnances, le nombre de lois ne décroît pas. Le Parlement n’est donc pas déchargé par la délégation.

P. G. : Si le Parlement passait plus de temps à analyser les études d’impact, voire à les critiquer, il est probable qu’il serait enclin à produire moins de normes.

M. S. P. : C’est d’autant plus vrai que l’évaluation des politiques publiques ex ante, mais aussi ex post, fait partie des missions expressément confiées au Parlement depuis la révision constitutionnelle de 2008.

Patrick Gérard, Conseil d'Etat

CL : L’étude propose de renforcer les évaluations ex ante et ex post des lois et règlements. Le constat a été dressé que l’absence d’indépendance des études d’impact était une cause majeure de leur insuffisance. Cette indépendance ne vous semble-t-elle pas nécessaire ?

M. S. P. : Nous faisons sur ce sujet deux types de recommandations. La première consiste en une certification experte, rapide, souple à destination du Premier ministre. Aujourd’hui, l’étude d’impact n’est réalisée qu’après la rédaction du texte afin de le justifier. Elle n’est pas, comme l’avait préconisé notre étude de 2006, le premier stade de la réflexion sur un texte. L’étude d’impact devrait permettre de se poser des questions indispensables avant de légiférer : est-il nécessaire de faire une norme ? Pourquoi ? Il s’agit là de « l’étude d’option » qui avait été rejetée par le Conseil constitutionnel en 2008 parce qu’elle n’était pas prévue dans la Constitution. Rien n’empêche cependant, aujourd’hui, d’en faire un premier stade dans l’étude d’impact.

L’État ne manque pas d’experts indépendants (inspections générales interministérielles, mais aussi INSEE) qui pourraient assumer une fonction de certification de la qualité de l’étude d’impact sans mobiliser de ressources supplémentaires. L’organe de certification pourrait aussi faire appel à des expertises extérieures, si nécessaire : universités, laboratoires de recherche par exemple. Les certifications devront aussi être accessibles et rendues publiques pour être crédibles.

La seconde recommandation est l’examen de l’évaluation préalable. Il s’agit alors non plus d’une certification, mais d’une consultation des destinataires de la norme. Elle existe déjà pour une seule partie de la production normative, celle qui s’applique aux collectivités territoriales: le Conseil national de l’évaluation des normes émet un avis, non contraignant, mais la qualité et l’expertise de ces avis conduisent les auteurs des projets de texte à faire évoluer leur contenu. Il serait intéressant d’étendre cette consultation à d’autres destinataires de la norme, entreprises et usagers.

Les rôles du Conseil d’État ou de la Cour des comptes sont différents car ils interviennent plus tard : lorsque le Conseil d’État constate que, contrairement à ce qui est écrit dans l’étude d’impact, la contrainte pénale coûtera en emplois, il peut le dire mais il est trop tard.

P. G. : Il faut que l’étude d’impact analyse clairement les effets d’un projet de loi, mais aussi d’ordonnances ou de décrets importants, en termes économiques, budgétaires, sociaux, juridiques, environnementaux, pratiques. Il est probable qu’une étude d’impact plus approfondie et certifiée contribuera à complexifier le système de production de la norme, mais elle aura pour effet de freiner cette production.

M. S. P. : Les auteurs des normes vont trop vite, bien que l’on entende régulièrement les membres de la classe politique, les journalistes et l’opinion dire l’inverse. Lorsque la norme est rédigée trop vite, il est nécessaire de la corriger rapidement, ce qui entraîne de l’instabilité et de l’insatisfaction.

Nous ne proposons cependant pas de limiter à l’avance la production législative ou réglementaire, car le flux risquerait de s’échapper vers d’autres normes. La réponse doit être globale. Par exemple, les modifications des textes apportées dans la phase parlementaire échappent actuellement à l’étude d’impact ; or certains projets de loi triplent parfois de volume durant leur examen au Parlement, tant du fait des amendements parlementaires que de ceux du Gouvernement.

P. G. : Il est intéressant d’observer que des parlementaires de plus en plus nombreux, de toutes formations politiques, sont aujourd’hui sincèrement demandeurs de mécanismes destinés à ralentir cette inflation législative.

CL : Quels sont les engagements du Conseil d’État ?

M. S. P. : Nous nous engageons à être plus sévères concernant les études d’impact insuffisantes et les textes qui compliquent le dispositif normatif. Il conviendra de tenir compte des intérêts poursuivis et de faire la balance entre eux et le résultat de la réforme en termes de simplification.

Nous nous engageons à ajouter dans le rapport annuel du Conseil d’État un nouveau chapitre consacré à la simplification du droit pour alerter le Gouvernement des difficultés rencontrées par le Conseil tant dans sa fonction de conseil que dans sa fonction contentieuse. Le juge procède de plus en plus à des interprétations facilitatrices pour réduire les complexités de la norme. Cependant, il ne peut pas la dépasser.

Par ailleurs, nous proposons qu’il ne soit plus nécessaire de constater l’ouverture d’un nombre considérable de dossiers devant les cours administratives d’appel ou les tribunaux administratifs pour que ces juridictions puissent adresser au Conseil d’État une demande d’avis sur l’interprétation d’un nouveau texte. Instituées pour éviter les contentieux de masse, ces demandes d’avis serviront à accélérer l’interprétation des textes. De même, la conciliation et la médiation doivent être encouragées et développées.

CL : L’étude ne prévoit ni de moins légiférer pour mieux légiférer, ni de changer de méthode de rédaction (voire d’élaboration) des textes, ce qui est proposé dans d’autres rapports… Pourquoi ?

M. S. P. : Nous doutons de l’efficacité des systèmes du type one in/one out. En effet, le plus souvent les normes supprimées ne sont pas du même poids que les normes créées.

Nous préconisons plutôt de mettre en place une méthode d’évaluation du coût des normes qui nourrirait les études d’impact. De telles méthodes ont déjà été développées aux Pays-Bas, en Allemagne ou au Royaume-Uni. Leur but est de supprimer une norme ayant un coût équivalent à celui de la norme introduite. Ce « budget de normes » serait particulièrement utile dans les domaines de l’urbanisme, de l’environnement, et pour les autres normes coûteuses ; il serait également nécessaire de mesurer les coûts induits : le temps à remplir un formulaire, une déclaration… Pour autant, la méthode de rédaction des textes ne nous semble pas poser de problème particulier.

P. G. : Nous recommandons de développer les notices accompagnant la publication des textes.

M. S. P. : De même, il nous semble particulièrement important d’expliquer nos décisions contentieuses par le biais de communiqués de presse.

CL : Dans son rapport de 2015, le Club des juristes dénonçait une nette tendance à la segmentation et à la parcellisation des réformes et des textes qui les portent, procédant par petites retouches continues. Il préconisait de procéder à des réformes d’ampleur. Qu’en pensez-vous ?

P. G. : Nous sommes favorables au développement de la codification et à l’élaboration, là où il n’y pas de code, de textes unificateurs. Nous proposons également d’augmenter le recours à l’expérimentation et d’assurer un véritable suivi de celle-ci.

M. S. P. : Cela nous semble pertinent dans certains cas, mais pas pour tous. Modifier un texte trois fois en un an démontre un dysfonctionnement, mais nous ne souhaitons pas, en raison de la variété extrême des normes, élaborer une règle absolue.

P. G. : L’étude d’option devrait obliger à s’interroger sur le point de savoir s’il est vraiment indispensable de revenir une nouvelle fois sur un texte qui vient d’être modifié.

CL : Le manque de qualité de la loi actuelle ne tient-il pas au fait qu’il s’agit d’un moyen d’administration d’une part, d’un moyen politique d’autre part ?

M. S. P. : La culture normative de l’administration existe. Les bureaux aiment compter des textes dans leur bilan, c’est ce que veut généralement le ministre. Le problème tient donc plus à la culture politique.

La France depuis le xvie siècle est la « mère des arts, des armes et des lois ». Elle est en cela l’héritière du droit romain. Il faut y instaurer la culture de la qualité plutôt que celle de la quantité de la loi.

P. G. : Il s’agit d’un défi essentiel pour l’attractivité et la compétitivité de la France. Par rapport aux pays concurrents, nous avons la chance d’avoir un droit globalement plus compréhensible, mais le grand handicap d’avoir un droit qui change trop souvent.

M. S. P. : On assiste au développement d’un marché de la complexité. Le coût de la complexité n’est d’ailleurs pas identique pour tous : la complexité dérange le peuple, l’instabilité dérange les grandes entreprises, le coût de la norme dérange les petites entreprises, les artisans et les commerçants.

Propos recueillis par Lise Perrin
Éditeur du JurisClasseur Codes et Lois – Droit Public et Droit Privé
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