Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°19-20
LA SEMAINE DE LA DOCTRINE L’ÉTUDE
ENTREPRISES
Le dénigrement en droit des affaires
La mesure d’une libre critique
Le dénigrement en droit des affaires jette un opprobre plus ou moins sournois sur la personne qui exploite une entreprise ou sur les prestations qu’elle fournit ; dès lors, sa clientèle actuelle ou potentielle est susceptible de s’en écarter, et, plus généralement, le consommateur, voire le public, risque d’en retirer une opinion négative. Constitutif soit de diffamation, soit de concurrence déloyale, le dégriment doit être confronté aux libertés de l’expression et de la concurrence, auxquelles il apporte une limite. En outre, dans le contexte d’une action en justice, il peut donner lieu à la recherche d’une justification tirée de l’absence démontrée d’intention de nuire à l’entreprise, et, par ailleurs, susciter diverses difficultés pratiques.
Étude rédigée par Jean-Pierre Gridel, agrégé des facultés de droit, conseiller doyen honoraire à la Cour de cassation
1 – Sur ce vaste sujet, tentons la gageure du dégagement de quelques grandes lignes, de la synthèse, au moins partielle, des solutions acquises et des diffcultés. D’abord, de quoi parlons-nous ? Dénigrer… c’est déconsidérer-décrier, déprécier, rabaisser ; c’est ternir une image, une réputation, et l’expression, certes plus juridique, mais générique, de « pratique déloyale » vient à l’esprit. Voilà qui nous conduit dans diverses directions. Déjà, les pratiques déloyales : en traite l’article L. 121-1 du Code de la consommation, dans sa version du 14 mars 2016 2 : « Les pratiques commerciales déloyales sont interdites. Une pratique commerciale est déloyale lorsqu’elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l’égard d’un bien ou d’un service ». Il en résulte, a contrario, qu’existent des pratiques loyales, du moins non déloyales, donc non répréhensibles, sinon de dénigrement, du moins de critique, celles qui ne remplissent pas cumulativement, les deux conditions du texte.
2 – Observons déjà que, en droit des affaires comme ailleurs, lorsqu’un commentaire s’avère contrariant, gênant, pénible, désobligeant, un universitaire-magistrat ne peut éviter de le regarder aussi sous les angles adverses de la libre concurrence et de la liberté d’expression, dont la conjonction aboutit au droit de critique, de libre appréciation, celle-ci dût-elle heurter la sensibilité des personnes visées. Avec le dénigrement en droit des affaires, nous sommes bel et bien sur le grand terrain de la conjonction de la liberté d’expression et de la libre concurrence, de la critique permise et de l’abus interdit (…), du droit de la presse et du droit du commerce et de l’industrie, de ces diverses branches du droit national, chevauché et « caveçonné » qu’il est par celui de l’Union européenne et de la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il y a bien, dans la vie des affaires, des abus de la liberté d’expression, sanctionnés comme tels : ainsi, lorsque l’éditeur d’un site internet de presse se procure et diffuse un projet de plan de sauvegarde de l’emploi au sein d’une entreprise en difficulté, document destiné seulement à quelques personnes, toutes impérativement tenues à confidentialité par une loi, l’initiative prise par ce site s’avérant potentiellement catastrophique dans les relations sociales internes de la maison, comme dans ses rapports commerciaux, en procurant alors à ses concurrents des informations exploitables à son détriment 3 ; cet arrêt de la Cour de cassation, rejetant le pourvoi contre une décision qui avait validé un référé de retrait sous astreinte, se fonde sur l’article 10, alinéa 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 1er de la loi du 21 juin 2004 « pour la confiance dans l’économie numérique », deux textes qui, l’un et l’autre, énonce l’arrêt, permettent les restrictions à la liberté d’expression au titre des mesures nécessaires à la protection des droits et libertés d’autrui, en une mesure proportionnée à ce but légitime. Observons aussi, qu’un propos oral ou écrit, ou un dessin, qui affecte désagréablement, ou nuit objectivement, ou simplement déplait, peut correspondre à la réalité et nous savons qu’en droit, la vérité n’est pas toujours prise en considération, n’est pas toujours immunisante. D’où, l’interrogation : ne peut-il être déloyal, et consécutivement répréhensible, d’asséner la vérité ?
3 – D’autres questions se profi lent, l’une quant à l’auteur, l’autre quant au moyen : lorsqu’il émane d’un non-professionnel ou consommateur, et a fortiori d’un groupe de consommateurs, le dénigrement serait-il nécessairement moins nocif ? Le message d’un seul internaute sur un réseau social peut s’avérer très dommageable, même s’il ne s’agit pas là, terminologiquement, d’une « concurrence déloyale » faute de concurrent. Et puis – nous venons d’évoquer l’internet. Ce procédé de communication, indépendamment de ce qu’il accroît et accélère évidemment l’impact du dénigrement – dans le temps – diffusion quasi instantanée – et dans l’espace – national, européen, universel – démultipliant ainsi l’ampleur de la nuisance, apporte l’intermédiation des fournisseurs d’accès et des hébergeurs ; en résulte-t-il une approche juridique particulière, spécifique du dénigrement par ce canal, face à ceux, classiques, du livre, du journal, du propos public, qui, eux aussi, sont gérés ou gérables par responsable légal de la publication ? La Cour de cassation a eu l’occasion d’affirmer, en matière de propos juridiquement répréhensibles, l’indifférence du support sur lequel ils sont formulés – papier, ondes radiophoniques, écrans divers – même si cela ne résout qu’imparfaitement la question, dans la mesure où il reste à identifier, à défaut d’auteur, du moins un « chargé de responsabilité » de substitution.
4 – Comment allons-nous présenter le droit applicable au sujet précis du dénigrement 4 ? Je vous propose de procéder en deux temps, d’avancer successivement à travers deux ensembles ; en premier lieu, tentons de baliser les voies du droit, en réalité de présenter le dilemme auquel est confrontée la personne qui veut dénoncer le dénigrement dont elle se pense victime ; ce parti à prendre, qui se ramène à une fausse option (fausse en ce sens que, en fonction de la singularité du trouble, une seule voie sera ouverte) constitue la première clarification à opérer. Une seconde suivra, ce sera celle qu’appelle la mise en oeuvre, parfois difficile, pour obtenir, devant les tribunaux, cessation, effacement, réparation, sanction du dénigrement. Donc deux parties, le choix de la voie pertinente ( 1 ), puis le procès en dénigrement ( 2 ).
1. La lutte contre le dénigrement : le choix contraint entre deux voies de droit
5 – Pour appréhender les pratiques déloyales de dénigrement, et obtenir une cessation sous astreinte, ou une publication rectificative, ou une indemnisation – voire le tout – notre droit positif reprend un mode d’approche millénaire chez les juristes, la (…)
La suite de l’étude dans La Semaine Juridique Edition Générale n°19-20
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°19-20 – 8 MAI 2017
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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck