[Dossier] Mise en place du visa optionnel de l’AMF pour les émissions de jetons : pourquoi le demander ?

28/06/2019

Mise en place du visa optionnel de l’AMF pour les émissions de jetons : pourquoi le demander ?

William O’Rorke et Alexandre Lourimi, ORWL Avocats

Depuis le 6 juin 2019, les émissions françaises de jetons numériques (dites Initial Coin Offerings ou ICOs) ont la faculté de demander à l’AMF un visa. Ce dispositif optionnel représente un gage de sécurité juridique pour les émetteurs et de sécurité économique pour les souscripteurs, mais soulève de nombreuses interrogations. 

36 millions de dollars, c’est le montant levé en 36 secondes par le navigateur Brave qui promet – à l’aide de son token – de révolutionner la publicité en ligne.

L’engouement du public pour les ICOs a permis à de nombreuses entreprises d’accéder à des financements inédits mais également attiré un nombre important de projets frauduleux (ie. exit scam, hack). Après les dérives incontrôlées et les promesses mirifiques, le phénomène des ICOs semble s’être tari en 2018. Entre temps, le législateur a enclenché l’encadrement souple de cette source innovante de financement, afin d’apporter des garanties aux investisseurs tout en évitant de pénaliser les projets nationaux.

Une ICO est généralement définie comme une méthode alternative de levée de fonds via l’émission de jetons numériques (token) en contrepartie de cryptomonnaies dans la phase de démarrage d’un projet. A l’inverse d’émission de parts de capital, le token n’octroi à son bénéficiaire qu’un droit d’usage du service (e.g. le jeton de Brave dénommé BAT, sert à utiliser le service et rémunérer les acteurs de la publicité en ligne). 

L’article 85 de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE) introduit un nouveau chapitre au Code monétaire et financier régissant les émissions de jetons.

Champ d’application du visa – Relèvent de ce chapitre et sont donc susceptibles de solliciter le visa, les émissions de jetons qui répondent à trois critères cumulatifs :

  • une offre de jetons numériques définis comme « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien » (C. mon. fin., art. L. 552) ; le critère de la représentation de droits semble ainsi permettre d’exclure de la définition les jetons acquis en tant que tel et non pour revendiquer un droit contre l’émetteur, tel que les jetons non-fongibles (e.g. Cryptokitties, Sorare) et les jetons de protocole (e.g. bitcoin, ether) ;
  • une offre au public entendue comme toute proposition « au public, sous quelque forme que ce soit, de souscrire à ces jetons » (C. mon. fin., art. L. 552-3, al. 1) ; la définition permet ainsi de manière pertinente d’inclure tous les supports de communication ; comme en matière financière, l’offre n’est cependant pas regardée comme public lorsqu’elle est ouverte à la souscription par un cercle restreint de moins de 150 personnes (C. mon. fin., art. L. 552-3, al. 2 et Règl. gén. AMF, art. 711-2) ;
  • une offre non régulée qui ne relèvent d’aucun autre régime prévu par le Code monétaire et financier (C. mon. fin., art. L. 552-1, al. 2) ; le régime de l’intermédiation en biens divers, conçu lui-même comme un régime subsidiaire, est ainsi particulièrement susceptible de s’appliquer au détriment de celui étudié ; un risque existe en effet dès lors qu’un tiers assure la gestion des jetons émis pour le compte du souscripteur (C. mon. fin., art. L. 551-1, I)  – ce qui est rare en pratique – ou qu’un rendement financier est mis en avant par l’émetteur (C. mon. fin., art. L. 551-1, II) – ce qui l’est beaucoup moins.

Conditions d’obtention du visa – La délivrance du visa par l’AMF est subordonnée au respect d’un certain nombre de conditions visant à protéger les souscripteurs :

  • la structure : l’émetteur doit être « constitué sous la forme d’une personne morale établie ou immatriculée en France » (C. mon.fin., art. L. 552-5. al. 2), ce qui permet d’inclure notamment les sociétés commerciales mais également les organismes à but non lucratif, forme privilégiée par de nombreux projets majeurs (e.g. Tezos, Ethereum) ;
  • la transparence : l’opération doit respecter un certain degré de transparence (C. mon. fin., art. L. 552-4) se traduisant par l’obligation de faire figurer dans le white paper un certain nombre de mentions fixées par le Livre VII du Règlement général de l’AMF et par l’instruction DOC-2019-06 (i.e. droits et obligations liées au jeton, nombre de jetons émis, prix d’émission, remises accordées, conditions de souscription, facteurs de risque, informations sur l’émetteur) ;
  • la sécurité : l’émetteur doit mettre en œuvre un mécanisme permettant « le suivi et la sauvegarde » des actifs récoltés (C. mon. fin., art. L. 552-5, al. 3) lors de l’opération qu’il s’agisse de fonds en monnaie ayant cours légal ou en actifs numériques ; il peut s’agir d’un séquestre conventionnel assuré par un avocat ou un notaire, mais également d’un système de signature multiple (dit multisig) avec un tiers indépendant ou d’un smart contract en ce qui concerne les fonds en cryptomonnaie (AMF, « Offres au public de jetons. Présentation des projets de textes d’application de la loi PACTE », avr. 2019) ;
  • la lutte contre le blanchiment : enfin, l’émetteur bénéficiant du visa de l’AMF étant assujetti aux obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, la délivrance du visa est conditionnée à la mise en place d’un plan de conformité adéquat. Cet aspect est l’un des plus contraignants pour les émetteurs, et probablement l’un des plus importants pour le régulateur.

Intérêts du visa – En contrepartie de ces obligations, l’émetteur disposant du visa de l’AMF pourra bénéficier de plusieurs avantages :

  • la liste blanche : son émission de jetons figurera sur une liste blanche publiée sur le site de l’AMF, ce qui constituera sans nul doute un gage de confiance déterminant pour les souscripteurs, ainsi que pour les tiers comme les banques, les assureurs ou les pouvoirs publics ;
  • le renforcement du droit au compte : l’émetteur bénéficiera de facilités d’accès aux services bancaire ; désormais, l’établissement bancaire refusant l’ouverture d’un compte devra le justifier auprès de l’ACPR au regard de « règles objectives, non discriminatoires et proportionnées » (C. mon. fin., art. L. 312-23), ce qui pourra permettre de faire obstacle aux réticences des banques qui constitue un frein considérable au développement du secteur en France ;
  • la libre communication sur l’émission : enfin, l’émetteur pourra utiliser tout moyen de communication et se livrer notamment à des actes de démarchage (C. mon. fin., art. L. 341-1), de quasi-démarchage via des formulaires de contact en ligne notamment (C. conso., art. L. 222-16-1), et à des opérations de sponsoring ou de mécénat (C. conso., art. L. 222-16-2); a contrario, les émissions non visées par l’AMF ne pourront se livrer à ce type d’actes promotionnels, ce que le législateur justifie par la nécessité de contenir le phénomène des escroqueries liées aux cryptomonnaies[1] (En ce sens : « Rapport annuel du médiateur de l’AMF 2018 », 18 avril 2019, p28) (AMF, « “Crypto-monnaies” (Bitcoin, etc.) : attention aux arnaques ! », 26 avr. 2018 ; « Rapport annuel du médiateur de l’AMF 2018 », 18 avr. 2019, p. 28).

Sanctions – Les émissions ne disposant pas du visa ou celles ne respectant plus les conditions précitées encourent de nouvelles sanctions :

  • en cas de méconnaissance des obligations du visa : l’AMF peut mettre l’émetteur en demeure de se mettre en conformité (C. mon. fin., art. L. 621-13-5, I),  retirer le visa (C. mon. fin., art. L. 552-6, al. 1) et, en cas de diffusion d’informations inexactes ou trompeuses sur la nature ou la portée visa, inscrire l’émission sur sa liste noire (C. mon. fin., art. L. 552-6, al. 2) ;
  • en cas d’ambiguïté sur l’obtention du visa : l’AMF peut inscrire sur cette même liste noire, les émissions non visées qui laisseraient croire qu’elles sont titulaires du visa ou ne mentionneraient pas l’avertissement obligatoire sur toutes les émissions touchant un public français (C. mon. fin., art. L. 552-6, al. 2). Elle dispose également d’un pouvoir de blocage administratif du site internet de l’offre (C. mon. fin., art. L. 621-13-5, II);
  • en cas d’opérations de communication illégales, c’est-à-dire en contravention des interdictions du démarchage, du quasi-démarchage, du sponsoring ou du mécénat pour les offres non visées. 

Au-delà d’assurer le respect des conditions du visa, ces dispositions devraient permettre au gendarme des marchés financiers de lutter plus efficacement contre les escroqueries qui profitaient jusqu’à maintenant d’un « vide juridique ».

Les limites du visa

Cette procédure de visa constitue une avancée considérable pour la reconnaissance et l’encadrement du secteur crypto. Fruit de 24 mois de travail de la part des régulateurs bancaires et financiers, du législateur et des associations du secteur, ce régime à forte consonance financière semble toutefois en décalage avec l’évolution du secteur. De plus en plus, les jetons sont distribués sous des formes plus conventionnels et commerciales que par des ventes massives assimilable à des levées de fonds. Dans le même temps, un certain nombre de projets distribuent des jetons de nature différente à ceux concernés par la procédure de visa, comme des jetons non fongibles dans le cadre de jeux vidéo ou de projets artistiques.

Enfin, la démocratisation de ces technologies auprès d’entreprises profane en blockchain entraîne un phénomène de plateformisation : l’émission de jeton est assurée par un tiers (souvent un service d’échange de cryptomonnaie), sous une forme standardisée et en marque blanche. Or, cette évolution n’a visiblement pas été anticipée par le régime du visa, applicable ICO par ICO et d’une durée de 6 mois maximum. Dans la blockchain plus qu’ailleurs, l’encre n’a que rarement le temps de sécher avant que la technologie ne dépasse la réglementation.

Contenus LexisNexis

  • D. Legeais, 3 QUESTIONS – L’ICO en trois questions : JCP E 2018, 1
  • D. Legeais, L’apport de la Blockchain au droit bancaire : RD Bancaire et fin. 2017, dossier 5
  • Th. BONNEAU, « Tokens », titres financiers ou biens divers ? : RD Bancaire et fin. 2018, repère 1

Rapports et avis

Sur le web

Sources

  • Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, art. 85 ;
  • Règlement général de l’Autorité des marchés financiers, Livre VII, Titre I ;
  • Instruction AMF
  • Offres au public de jetons : présentation des projets de textes d’application de loi PACTE, AMF, Avril 2019