EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 50 – 9 DÉCEMBRE 2019
Edito
Avancez en arrière !
Philippe Meyer

Conférences empêchées par des activistes belliqueux, débateurs bâillonnés par l’irruption d’agitateurs fulminant des imprécations, cours interrompus par des harengères et des estafiers narguant l’auditoire, et tout cela dans l’un des lieux où l’expression, la réflexion, la discussion et la délibération devraient être chez elles, où elles devraient être chéries et considérées comme une raison de leur existence : les universités et les établissements d’enseignement supérieur. Tout cela, aussi, sans que l’on sache que les trublions aient été recherchés, identifiés, poursuivis, sanctionnés ni que les responsables de ces établissements aient été sommés d’expliquer comment ils ont pu manquer à l’un de leur plus nécessaires devoirs, mis en demeure de présenter non seulement leurs excuses, mais les dispositions prises pour que de pareilles agressions ne soient plus possibles. Ajoutez les jugements prononcés dans les médias par des juges autoproclamés tellement pressés d’être bourreaux que l’idée d’instruire un dossier à charge et à décharge n’est pour eux qu’un artifice qui retarde la satisfaction de leur appétit de tourmenteurs, complétez le tableau avec les mises au pilori sur les réseaux sociaux où les falsifications et les tromperies nourrissent la pire des mauvaises fois, verser au dossier les coups de main de groupuscules, qui, plutôt que de boycotter une oeuvre, démarche légitime qui laisse chacun en face de sa conscience, choisissent d’interdire l’accès à des salles de spectacle parce que l’auteur représenté est accusé d’une crime dont la réalité et la nature ne sont encore qu’une plainte invérifiée, n’oubliez pas les exclusions par des sociétés professionnelles de tel de leur membre sur qui ne pèsent encore que des soupçons, joignez-y les demandes d’interdiction professionnelle, et vous conviendrez qu’en matière de liberté d’expression nous avons entamé au pas de charge une calamiteuse régression.
Ici et là, notamment sur les réseaux sociaux, on peut lire des protestations ainsi rédigées : « je ne suis pas d’accord avec la personne empêchée de s’exprimer mais je tiens à réprouver cet empêchement ». Les auteurs de ces réserves se rendent-ils comptent qu’ils ont déjà cédé à la peur ? Voient-ils que leur tentative de ne pas être confondus avec la personne qu’ils prétendent défendre est un masque dérisoire pour se maintenir dans le camp du bien ? Comprennent-ils que la précision qu’ils donnent quant à leurs convictions personnelles dévalue le principe qu’ils prétendent affirmer ? La liberté d’expression est en effet une norme absolue, c’est-à- dire, selon le dictionnaire, une disposition « dont l’existence ou la réalisation est indépendante de toute condition de temps, d’espace ou de connaissances ». La loi seule peut la limiter et la loi ne fait que punir l’abus, que pénaliser l’usage captieux d’un principe que l’on foule au pied, que sanctionner le tort causé, qu’en imposer la réparation. Car, ainsi que l’écrivait Simone Weil dans « L’Enracinement », « La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion, quelle qu’elle soit est un besoin absolu pour l’intelligence, par suite, c’est un besoin de l’âme, car, quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade ».

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck