EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 48 – 25 NOVEMBRE 2019
Edito
Carton jaune
Patrice Spinosi

« Un Ricard, sinon rien ! » Trois commerciaux de la mythique entreprise Pernod semblent pourtant bien décidés à fermer le bar. Lassés des lendemains qui déchantent, ils ont décidé de poursuivre leur employeur devant le conseil de prud’hommes pour dénoncer « la pression permanente » de l’entreprise à la consommation des produits qu’ils étaient chargés de promouvoir. Manifestement embarrassés, les représentants du second groupe mondial de spiritueux font le dos rond. Ils jurent leurs grands dieux qu’ils n’ont jamais poussé personne à boire, en tout cas pas sans modération, comme c’est écrit sur les bouteilles. Et pour cause, l’excès d’alcool est dangereux pour la santé. À écouter les cadres quérulents, travailler chez Ricard est loin d’être la sinécure que s’imaginerait le lecteur de La Semaine Juridique amateur d’apéritifs anisés. L’un a des « hallucinations », l’autre « entend des voix », le dernier s’est vu annoncer par son médecin « si vous continuez comme cela, dans trois ans, vous êtes mort. » Des cadences infernales des férias de Nîmes à la « soûlerie » qu’est la fête de l’Huma, chacun raconte comment, à force d’adhérer à la culture d’entreprise, il a sombré dans l’alcoolisme. Mais au-delà de la brève de comptoir, le sujet interroge. Évidemment, il est difficile de contester que le fait, pour un représentant, même d’une marque d’alcool, de boire sans raison, heurte les règles élémentaires de la santé publique. Mais peut-on pour autant en blâmer son employeur ? Il faut être bien naïf pour ne pas savoir, lorsque l’on postule un emploi de commercial chez Pernod Ricard, que l’on sera amené à devoir se frotter soi-même à la marchandise dont on doit expliquer toute la journée pourquoi elle est formidable. Car enfin, a-t-on déjà vu le directeur d’un Apple store arriver sans son MacBook sous le bras en réunion d’équipe ? La différence vient évidemment des dangers intrinsèques pour la santé de la consommation excessive d’alcool. Mais n’est-ce pas au salarié de savoir faire preuve de mesure et poser lui-même les limites de ce qu’il est prêt à accepter et donc à consommer ? La question n’est pas nouvelle. Tout professionnel qui travaille dans un secteur d’activité à forte valeur addictive (alcool, tabac, paris, jeux…) le sait : le danger ce n’est pas le produit lui-même mais les limites de son utilisation. Reste à savoir comment le droit appréhendera la demande de ces salariés zélés jusque dans l’alcoolisme. Les premières décisions de justice devraient être rendues d’ici un mois. On peut penser que les conseils de prud’hommes leur donneront raison, dans un souci compréhensible de justice sociale et humaine. On peut gager aussi que l’entreprise, déjà suffisamment embarrassée par la publicité donnée à cette affaire, ne cherchera pas à faire de recours. La justice restera donc au milieu du gué laissant les salariés meurtris et l’entreprise dans le doute de sa politique commerciale. En pratique, comme souvent avec l’alcool, chacun sera insatisfait. C’est ce que déclare déjà, non sans paradoxe, l’une des requérantes : « Je suis une Ricardienne, c’est tout ce que je sais. Sinon, je ne suis plus rien. »

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck