[Edito] Ceci n’est pas un édito

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 18 – 4 MAI 2020

Ceci n’est pas un édito

On ne sait pas. On ne sait plus. On a peur. On se rassure. On se protège. On attend. On se lasse d’attendre. On veut sortir. On redoute de sortir. On voudrait revenir à avant. On rêve que tout change du demain. On déprime. On espère. Et ça recommence. Et on partage le tout. On est noyé sous les partages. « Tu as lu ça ? » « Tu as vu cette vidéo ? » « Ne manque pas ce reportage » « Lis cette tribune » « Le meilleur tweet de la journée » « Pêché sur Insta » « Trouvé sur Facebook ». L’écran du téléphone n’est plus qu’une longue liste de messages WhatsApp. On ne compte plus les groupes auxquels on appartient. On lit cinq fois la même blague du jour envoyée par cinq personnes qui ne se connaissent pas : un collègue de bureau, sa mère, un ancien copain de collège, une cousine, un voisin. Même le grand-oncle s’y est mis. Il est déchaîné.

L’arrivée du rapport hebdomadaire sur le temps passé devant l’écran produit le même effroi que la consultation mensuelle de son relevé bancaire – quoique, de ce côté, quand on a la chance d’appartenir à la catégorie des salariés qui n’ont pas encore été placés en chômage partiel, le confinement a la vertu d’imposer un comportement de fourmi aux plus irréductibles cigales.

On ne pense pas. On n’arrive pas à penser. D’ailleurs, ceci n’est pas un édito. Il papillonne, il grappille, il n’a aucune suite dans son absence d’idées. Il cherche, pourtant. Cette tribune signée de trois avocats accusant les magistrats de désertion comme aux heures les plus sombres de l’histoire ? L’interrogation formulée par un autre avocat sur le sens de la course au prestige immobilier – ces 250 mètres carrés boulevard Saint-Germain dans un bel immeuble haussmannien, sont-ils raisonnables à l’heure du coronavirus – autant de sujets qui, à peine envisagés, s’effondrent.

On reprend la liste reçue trois fois par SMS des titres de livres en rébus emojis. Il y en a quarante, on a presque tout trouvé. Sur l’autre liste, celle des titres de films, on peine davantage. Mais le pire, c’est qu’on sèche sur celle des faits divers, envoyée par deux sources judiciaires. Écheveau de laine, tête d’enfant, feuille de papier et crayon, corbeau : l’affaire du petit Grégory ? Un jour de concentration, on a relu Les Années d’Annie Ernaux, et depuis, on rêve d’une suite. Raconterait-elle cette femme aperçue dans une rue de Paris avec un masque jaune vif assorti à sa robe printanière ? Jouerait-elle avec ces mots tout neufs, « s’enconfiner », se « télésaluer », « lundimanche » (pour décrire ce jour unique dont sont faites nos semaines), « hypoconfiniaques » ?

On a aussi relu En cas de malheur de Simenon et corné avec mélancolie la page où Me Gobillot entre dans l’une des salles d’audience du palais de justice de Paris : « Il règne une odeur de bâtiment officiel et d’humanité mal lavée, qui est un peu mon odeur d’écurie ». On s’est aussi jetée sur la thèse d’Amélie Chabrier consacrée aux Genres du prétoire, la médiatisation des procès au XIX e siècle ( Mare & Martin, 360 p .) et on a écrasé une larme à l’évocation, par Henri Venove en 1892, des chroniqueurs judiciaires « tassés, pressés, tordus, écrivant sur leurs genoux ou sur des tablettes de bois devant eux » en pensant au procès d’assises que l’on avait prévu de suivre à Montpellier, au siècle d’avant le confinement.

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck