[Edito] Censure

Jean Hauser
« La liberté d’expression et donc de pensée a reculé en France au XXIe siècle. »

Extrait de la  Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°4

On entend, ici et là, que tel écrit des années 1970– 1990 (Brassens, Coluche etc…) ne « passerait » plus maintenant et serait interdit de diffusion. Ceux qui font ce constat se divisent en deux catégories.
Il y a ceux qui s’en félicitent et qui rejoignent ainsi les censeurs de tout poil et puis il y a ceux qui ne se rendent pas compte de l’énormité de la constatation. Car elle se résume à une simple affirmation : la liberté d’expression et donc de pensée a reculé en France au XXI e siècle. Il y a deux
sortes de censures. La première, visible, brutale, avec ses cabinets noirs, ses censeurs patentés, ses sbires chargés de l’exécution et des autodafés, ses colonels ou généraux galonnés. Celle-ci est redoutable mais, comme les maladies visibles, on sait où et comment la combattre même si la victoire n’est pas garantie. La seconde est beaucoup plus insidieuse. Elle git au tréfonds de l’Homme. Elle repose, soit sur la crainte de ne pas être comme « les autres », soit, plus prosaïquement, sur la courbette psychologique de l’intéressé, soit enfin sur le poids d’une société bloquée et craintive
qui ne supporte plus que la seule contradiction patentée. Elle aboutit à l’autocensure, au political correct lequel s’appelle, en bon français, le conformisme.
Elle se double d’un arsenal de textes, plus inutiles les uns que les autres, votés souvent ad hoc quand le législateur veut se donner bonne conscience et satisfaire par sa servilité les groupes de pression. La maladie est latente, elle a pour but prétendu et hypocrite de maintenir le corps social en bonne santé (c’est pour notre bien) au prix de mesures symptomatiques, comme les médicaments du même nom, en cachant le mal qui est ailleurs au moyen d’un traitement qui l’aggrave.
Car la rentabilité du procédé est très douteuse. La voie pénale, souvent empruntée, a l’inconvénient d’assurer à l’auteur du propos non conforme une merveilleuse tribune, avec des rebondissements
innombrables jusqu’à Strasbourg, elle lui donne le statut de victime d’une censure enfin avouée et lui permet ensuite de faire passer son message par un simple silence comme jadis la une du journal
censuré paraissait avec un encart blanc. Sur le fond l’évolution est incontrôlable puisqu’elle se drape dans la bonne conscience autoproclamée et dans une prédéfinition d’une société qui n’ose plus avouer ses tensions, même avec humour, et préfère mettre la poussière sous le tapis. Elle n’est rien d’autre que la forme moderne de la servilité consciente voire inconsciente chez certains. Elle a nourri dans l’histoire tous les abus des convaincus d’avance. Dans sa forme finale elle fait passer le conformisme du conscient plus ou moins assumé, par intérêt, par faiblesse ou par veulerie, Ã
l’inconscient confortable où le malade ne souffre plus parce qu’il a intégré sa maladie et l’a baptisée « bonne santé » sinon « bonne conscience ». Le conformisme devient alors une seconde personnalité qui va contaminer les autres par une prétendue exemplarité et qui se répand jusqu’à l’asepsie de la pensée. Historiquement c’est la seconde mort de mai 1968, l’étouffement du fameux dazibao « il est interdit d’interdire ».
Il serait temps de s’en apercevoir, de savoir qu’il ne faut rien attendre sur ce plan des politiques qui sont les premiers à en profiter pour se parer des plumes de la vertu. Le XXI e siècle pourrait bien être, sur ce point, non plus le nouveau siècle des lumières mais le siècle des chandelles vacillantes que l’on n’a pas su moucher.

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EditoJCPG-CensureN3

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 4 – 25 JANVIER 2016

Couverture-JCPG-230116

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