Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°42
EDITO
Fleuve
Jean Hauser
« Les réformes récentes sur la fin de vie illustrent bien cette prétention prométhéenne de l’homme moderne qui veut prendre son destin en mains. »
Les hommes de notre temps ont horreur de l’incertitude. Comme ils sont mortels et qu’ils ne se guérissent pas de l’être ils sont donc perpétuellement à la recherche de moyens pour l’oublier. Le plus vieux moyen est le testament, encore que les Français n’en usent que modérément, contrairement à d’autres. Parmi les instruments plus modernes, la donation-partage fait florès, surtout quand elle est accompagnée de quelques incitations fiscales, sans considération de la vieille et sage maxime « Qui son bien donne avant mourir, bientôt se prépare à moult souffrir ». Le législateur accompagne ce mouvement en inventant, souvent après la pratique, des formes nouvelles permettant notamment d’ignorer une génération ou de contraindre les autres, signe de l’accélération de l’histoire et des méfaits de la longévité. Vive les substitutions fidéicommissaires ! Mais tout cela ne concernait jusqu’ici que les biens. Voilà que cette cartomancie atteint l’existence même des personnes soucieuses de tout prévoir. Nos boîtes sont encombrées, à partir d’un certain âge (!), de propositions de « conventions obsèques » illustrées par de nobles vieillards en tellement bonne santé qu’on se demande pourquoi ils y pensent, on croule sous les propositions optimistes de monte escaliers, à un âge où on descend plus qu’on ne monte, d’entrée dans des EPADH qui, au moins apparemment, ressemblent plus à des hôtels étoilés qu’à des établissements pour fins de vie inutilement prolongées. On peut disposer de son corps, le céder gratuitement par morceaux, surveiller par avance le sort de sa dépouille et même des cendres qui en résulteront, lesquelles ont droit au « respect, à la dignité et à la décence » (ce à quoi bien des vivants n’ont pas accès !). Plus sérieusement, les réformes récentes sur la fin de vie, qui ont suscité tant de passion, illustrent bien cette prétention prométhéenne de l’homme moderne qui veut prendre son destin en mains, même à l’heure suprême, et ne plus laisser cela entre les mains d’un dieu ou de la providence. Le vocabulaire lui-même laisse pantois. On n’a pas assez réfléchi sur l’expression « directives anticipées », anticipées sur quoi, sur la vie ou sur la mort. Giono (Batailles dans la montagne) fait dire à l’un de ses héros « La fin n’est pas avant qu’on meure, elle est un peu après qu’on est mort, voilà la vérité ». Ainsi, ayant tout prévu par des actes juridiques aussi divers que fragiles, traduisant une volonté démiurgique, et dont la théorie générale reste à faire, nous mourrons, convaincus d’accéder à la vie éternelle sans le secours d’autres fictions que celle de notre volonté. Mais ne se trompe-t-on pas de cible ? La peur de la mort n’est pas de perdre tout avenir mais de perdre le passé, ce qu’attestent les marbres usés et moussus et les regrets espérés éternels. Alors, c’est peut-être avec la généalogie, l’œuvre familiale commune et, plus largement, avec l’histoire que devrait s’étancher cette soif de dépassement. Seulement c’est beaucoup demander à une société qui pense largement qu’il faut faire table rase du passé, selon un certain hymne (que le retour à un certain tsarisme dément) parce que nous sommes devenus tellement intelligents que seul l’avenir compte. Et pourtant, il faut se le redire, on ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve !
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 42 – 17 OCTOBRE 2016
La Semaine Juridique – Édition Générale
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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck