EXTRAIT DE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 26 – 25 JUIN 2018 – © LEXISNEXIS SA
Grands principes et petit bon sens
Denis Mazeaud
Plus de deux ans et demi déjà que le Bataclan a été le lieu d’un des plus importants massacres terroristes en France, perpétué par une horde sauvage de barbares fanatiques. Quatre-vingt-dix personnes y ont laissé la vie. Aussi, cette salle de spectacle est-elle tout naturellement à jamais un lieu symbolique en mémoire des victimes du terrorisme.
Au mois d’octobre prochain, un rappeur du havre de confession musulmane, un certain Médine, sera à l’affiche du Bataclan pour y donner deux concerts.
Quelques-uns de nos politiciens s’étranglent de rage à l’idée que le rappeur barbu se produise sur la scène du Bataclan. Pourquoi ? Parce que les paroles de certaines des chansons de celui qui se présente comme un « islamo-caillera » seraient pour le moins ambigües, sinon complaisantes à l’égard de ceux qui font régner la terreur au nom d’Allah. « Crucifions les laïcards comme à Golghota », chante par exemple notre troubadour dans sa chanson « Don’t Laïk », entonnée… avant l’attentat contre « Charlie Hebdo ».
La liberté d’expression est au cœur du débat. Peut-on laisser le rappeur en cause, qui a lui-même reconnu qu’il était sans doute allé trop loin dans sa chanson précitée et dont un disque s’intitulait Jihad (avec un sabre à la place du « J » sur la couverture…), se produire dans cette salle comme si de rien n’était ? « Oui ! », se défend Médine, ma chanson « est précisément une caricature tendue aux fondamentalismes (…) qui singe à la fois ceux qui font de la laïcité un outil d’exclusion, et à la fois ceux qui la subissent et l’expriment à travers une réaction d’hyper-identification de circonstance. M’attribuer l’apologie des concepts derrière ces termes comme « islamo-racaille » est malhonnête. Reprocheriez-vous à Brassens dans sa « Mauvaise Réputation » d’être apologiste de ce qu’il s’attribue lui-même à travers la bouche des autres ? ». « Allons-nous laisser l’extrême droite dicter la programmation de nos salles de concerts voire plus généralement limiter notre liberté d’expression ? » .
On n’a sans doute pas grand-chose à gagner à se placer sur le principe de la liberté d’expression, précisément sur ses limites qui permettraient d’imposer le silence à notre troubadour havrais, lequel n’a d’ailleurs jamais été condamné pénalement pour les chansons dans lesquelles certains ont pourtant cru décrypter un hymne hostile à la laïcité. Entre la sincérité du rappeur qui s’abrite derrière la liberté d’expression et la liberté artistique, boucliers contre l’ordre moral, et la pertinence des critiques qui lui sont adressées au nom de la défense du principe de laïcité, il est donc délicat de trancher objectivement.
Et si on faisait fi , ici, de ces grands principes ? Il serait alors envisageable d’être à l’unisson pour dénoncer l’incroyable maladresse imputable tant à la direction de la salle qu’à l’artiste lui-même d’avoir choisi le Bataclan. S’il avait un peu de bon sens, plutôt que de déclarer ici et là, sans convaincre, qu’il a toujours rêvé y chanter, Médine y renoncerait, par sagesse, par décence, par souci d’apaisement. Le droit ne l’y contraint probablement pas, mais une certaine forme d’intelligence, de clairvoyance, pourrait l’en convaincre ; le doute doit profiter aux quatre-vingt-dix victimes du 13 novembre 2015.
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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck