[Edito] Juger la vie

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 21-22 – 27 MAI 2019

EDITO

Juger la vie

Nicolas Molfessis

Au début, il y a l’admiration. Saisi de la décision suprême prise par les médecins de Vincent Lambert, celle de mettre fin à son alimentation et à son hydratation, le Conseil d’État ne s’est avancé vers la mort qu’à pas infiniment mesurés, guidé par des expertises collégiales, éclairé d’avis multiples, instruit par l’Académie de médecine ou le comité national d’éthique, renseigné par les équipes encadrant le patient ou encore par ses proches. Comment juger du « maintien artificiel de la vie », de « l’obstination déraisonnable » de la poursuite des traitements, sinon en tremblant, car pour être juge on n’est pas Dieu. Juin 2014.

Puis il y a la résignation, car on sait bien que notre système juridique favorise des recours multiples, dont l’objet est proprement, ici, d’empêcher le cours du temps. Qu’on en juge tout de même : Cour EDH une fois, puis recours en révision contre la décision, rejet, puis plainte pénale pour « tentative d’assassinat et séquestration contre le CHU et les médecins qui se sont occupés ou s’occupent de Vincent Lambert », puis suspension, par les médecins, de la décision d’arrêt des traitements, et à nouveau demande d’arrêt, recours, plainte pénale à nouveau, puis demande nouvelle de changement d’établissement hospitalier, rejet de la demande, puis quatrième décision médicale d’arrêt des soins, nouvelle procédure administrative, expertise, recours en suspicion légitime, rejet, décision au fond, recours, décision du Conseil d’État, puis nouvelle décision de la Cour européenne, puis procédure d’urgence, nouveau rejet, et la Cour EDH à nouveau. Puis recours devant le Comité des droits des personnes handicapés de l’ONU, qui demande à l’État français de suspendre la décision d’arrêt d’alimentation et d’hydratation de Vincent Lambert dans l’attente d’une décision. Refus de l’État, qui par la voie de sa ministre de la santé, fait savoir que les recommandations du CDPH ne sont pas contraignantes. Nouveau recours. Décision du tribunal administratif autorisant l’arrêt des traitements. Recours devant le TGI de Paris, qui s’estime incompétent. Arrêt des traitements. Mai 2019.

Enfin il y a l’incompréhension et quelque chose de l’ordre du malaise, pour ne pas dire davantage. La cour d’appel de Paris, en quelques heures, contraint l’État français à assurer la reprise des traitements arrêtés le matin même. D’un droit pesé et mesuré, il n’est plus question : les juges d’appel, pour être compétents, redéfinissent de façon inédite la voie de fait à partir « des libertés individuelles » et confèrent, « indépendamment du caractère obligatoire ou contraignant de la mesure de suspension demandée par le Comité », un effet obligatoire aux « mesures provisoires préconisées par le Comité ». L’idéologie prend le relais. Et avec elle c’est notre époque qui s’impose, pleine d’indécence et d’impudeur, un avocat qui ose parler de « remontada » comme si la vie de celui qu’il prétendait protéger était un trophée face à des déchirements familiaux transformés en compétition, une foule en liesse pour clamer une victoire dont on cherche le sens, des sondages sur les réseaux sociaux, et bien sûr une vidéo de Vincent Lambert filmée et diffusée sans sourciller. Il ne manque plus qu’un référendum pour parfaire un fiasco que notre institution judiciaire n’aura, finalement, pas su éviter.

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck