[Edito] Justice de proximité

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 30-35 – 27 JUILLET 2020

Justice de proximité

Pascale Robert-Diard

Il y a quarante-six ans, le 12 août 1974 à Marseille, un magistrat de permanence au parquet règle les affaires courantes, celles qui, comme dirait le premier ministre Jean Castex et tant d’autres avant lui, « gâchent la vie quotidienne des gens ».

Une dame S. justement, a écrit pour se plaindre de la lenteur de la justice. Victime d’un accident de la route survenu trois ans plus tôt, elle n’a toujours pas été indemnisée. « Je ne voudrais pas avoir à penser que la justice a plusieurs visages, celui du riche et celui du pauvre » ajoute la plaignante. Le substitut de permanence regarde de près la procédure. Et rédige ainsi le soit transmis au service de gendarmerie de Plan-de-Cuques dans les Bouches-du-Rhône : « Faire connaître à Mme veuve S. que si l’accident s’est produit tel qu’elle l’indique, sans faute de sa part, il est évident qu’elle a droit à être indemnisée. Que néanmoins la loi est ainsi faite que je n’ai pas à la renseigner. C’est à elle à se débrouiller, même si elle n’y comprend rien, et à se faire indemniser si elle peut. Que la justice n’a pas plusieurs visages : elle n’en a qu’un, pour le riche. Le pauvre, elle ne le regarde même pas. Que si l’affaire n’est pas jugée, elle m’écrive à nouveau. Je me renseignerai pour savoir où elle en est ».

L’irrévérencieux magistrat s’appelle O. B. En ce même mois d’août 1974, il récidive. Il rédige une harangue qu’il adresse à près de cent cinquante de ses collègues. « Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. Examinez toujours où sont le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre son père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice ».

Une procédure disciplinaire est engagée. Dans le rapport adressé à la Chancellerie, le procureur général d’Aix-en-Provence conclut qu’un tel comportement « dénote à l’évidence que M. B. n’a pas sa place dans le corps judiciaire. » Le substitut reprend la plume pour sa défense. « Évidemment, on peut me reprocher d’avoir ajouté que la justice n’a de visage que pour le riche. Mais d’abord c’est vrai. La Fontaine l’a dit en deux vers que tous les écoliers apprennent. Je regrette infiniment d’avoir choqué la gendarmerie de Plan-de-Cuques ».

Le garde des Sceaux, Jean Lecanuet, qui s’apprête à prononcer une sanction sévère contre le substitut, plie face à la mobilisation du tout jeune Syndicat de la magistrature dont O. B. est membre. Il est finalement décidé de cantonner l’impudent magistrat aux affaires mineures.

« Qu’est-ce que les affaires mineures ? s’interroge B. J’ai d’abord cru que les affaires civiles étaient sans intérêt à côté des affaires pénales qui mettent en mouvement la puissance publique. Mais j’ai vu, à Béthune, avec les accidents de la circulation, à Marseille, avec les pensions alimentaires, que les lois civiles ont au moins autant d’intérêt social que les pénales. Existe-t-il un poste, aussi limité soit-il, où je trouverai enfin que la loi est bien faite, la justice bien rendue, les intérêts des faibles et des pauvres bien protégés ? » Une justice de proximité, en quelque sorte.

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