[Edito] La loi du plus mufle

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 3 – 20 JANVIER 2020

Edito

La loi du plus mufle

Philippe Meyer

C’était l’homme d’une seule idée, encore n’était-ce pas la sienne ». Je n’ai pas retrouvé le nom du railleur incisif qui prononça cette pique. J’espère qu’il se rencontrera quelque lecteur pour me permettre d’attribuer ce trait d’esprit à son auteur, mais, quant à sa victime, je crains de la connaître : c’est moi. Celles et ceux qui veulent bien me suivre depuis mes premiers pas dans notre magazine ont remarqué avec quelle insistance je répétais cette phrase issue du Dialogue des carmélites de Georges Bernanos : « Ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle ». J’y pensais quand un camion de plus de 50 tonnes, s’étant engagé sur un pont qui ne pouvait pas en supporter plus de 19, en provoqua l’effondrement qui entraîna la mort d’une fillette et du conducteur lui-même. J’y pensais quand une amie septuagénaire fut renversée sur un trottoir de la rue de Vaugirard par une trottinette dont le conducteur, poursuivant son chemin lui lança « tu peux pas faire gaffe la vieille ! » J’y pensais quand j’appris qu’un nonagénaire, avait été renversé par une bicyclette rue saint Lazare et que le cycliste avait poursuivi son chemin comme si de rien n’était. J’y pensais en voyant une mère de famille traverser le boulevard Sébastopol alors que le feu donnait le passage aux voitures en se servant de la poussette dans laquelle était son enfant comme d’un bouclier humain. J’y ai pensé dans toutes les rues que j’ai parcourues pendant toutes les semaines de la grève des transports en observant, quand je n’en étais pas la proie, la brutalité du comportement de tous à l’égard de tous dans ce qui aurait
mérité l’appellation anglaise de « confiture de trafic ». L’homme s’y révéla un loup pour l’homme, quatre roues contre deux roues, à moteur contre à pédales, à pédales contre à pied et chacun contre ses semblables, dans un incessant vacarme de klaxons dont l’usage est la manifestation la plus pitoyable de l’incapacité à supporter l’existence d’autrui et à vouloir lui imposer la suprématie de la sienne. Peut-être a-t-on déjà oublié que cette fureur connut son acmé lorsque, rue du Colisée, une automobiliste poignarda deux piétonnes après un échange d’injures. Ce sont des faits dont nous aimons ne pas nous souvenir, ou que nous préférons mettre sur le compte d’un dérèglement mental qui leur donne un statut particulier.

Cependant, si on veut bien regarder la réalité, il est difficile de ne pas constater que l’ensauvagement est devenu ce qui caractérise nos moeurs. L’Autre est un empêcheur. Au mieux on le contourne, au pire, on le nie, le plus souvent on l’ignore et on tente de s’imposer à lui. Le respect humain, c’est-à-dire la crainte du jugement des hommes, qui conduit à adopter des comportements conformes aux usages dans la crainte de choquer, n’assure plus cette régulation peu glorieuse mais efficace qui maintient de la civilité dans les rapports. La peur du gendarme, encore moins glorieuse, n’est désormais efficace que si le gendarme est présent, et encore. Faudra-t-il qu’il ne reste pour assurer une société raisonnablement policée que la honteuse surveillance électronique et la dégradante reconnaissance faciale et que, insensiblement, le respect de la règle devienne extérieur à nous-mêmes ?

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