[Edito] L’affaire Adèle H.

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 47 – 18 NOVEMBRE 2019

Edito

L’affaire Adèle H.

Morgane Tirel

En libérant la parole des femmes , le mouvement « MeToo » a marqué un tournant. Grâce à celles qui ont osé briser la « loi » du silence, rien ne sera plus comme avant. Sans doute y a-t-il quelque chose de révolutionnaire dans ce mouvement, porteur à la fois d’émancipation et d’excès.

Il y a tout cela dans les révélations de la comédienne Adèle Haenel, dénonçant dans les médias le harcèlement et les agressions sexuelles d’un réalisateur alors qu’elle était une jeune adolescente. Il est difficile de ne pas éprouver de l’admiration pour cette prise de parole publique courageuse. Mais il est également difficile de ne pas éprouver un sentiment de malaise en entendant la comédienne refuser de porter l’affaire devant les tribunaux, déclarant ne pas avoir confiance en l’institution judiciaire. Son incapacité à poursuivre et à condamner l’essentiel des coupables justifierait de s’en détourner au profit du désormais tout-puissant tribunal médiatique. Il y a dans cette défiance à l’égard de l’institution judiciaire – largement médiatisée et donnée en exemple – un péril qui menace les fondements même de notre organisation sociale.

Il est d’abord illusoire de penser que le tribunal médiatique rendra « justice » à toutes celles qui, moins connues ou moins bien conseillées qu’Adèle Haenel, seront tentées de l’imiter. Quelques « likes » sur les réseaux sociaux ne remplaceront jamais ce moment de véridiction qu’est pour une société le procès public. Il est gravissime, ensuite, de priver les auteurs de ces faits d’un procès équitable, garantie fondamentale dans toute société démocratique. Si la libération de la parole peut expliquer, à défaut de
justifier, des entorses à notre rapport traditionnel à la justice, il n’est pas acceptable d’ériger en modèle la mise au pilori extrajudiciaire des « présumés coupables ». La récente condamnation de Sandra Muller pour diffamation par le tribunal correctionnel de Paris nous rappelle que la libération de la parole ne saurait s’exercer sans limite.

Il faut, enfin, constater qu’en se détournant de l’institution judiciaire, les victimes aggravent par là même ce qu’elles prétendent dénoncer. La justice pénale sera d’autant moins apte à rendre la Justice qu’elle n’a pas connaissance des faits à juger.

Quand les victimes préfèrent l’arène des médias à l’enceinte des Palais, quand le peuple se mue en tribunal médiatique décidant du sort de tel ou tel sur les réseaux sociaux, quand des sanctions sont prises en l’absence de procès, quand la vérité médiatique prend le pas sur la vérité judiciaire, alors c’en est fini de l’idée de Justice.

S’il est une deuxième « histoire d’Adèle H. », ce n’est plus celle d’un échec amoureux, mais celle de l’échec de la Justice. Reste que le rétablissement de la confiance en l’institution judiciaire est possible, pourvu que des moyens suffisants soient fournis et qu’une réforme profonde soit menée. À l’heure d’une prise de conscience sans précédent des violences faites aux femmes, il est impératif que toute la chaîne judiciaire réponde plus efficacement à leurs souffrances. Pour imparfaite qu’elle soit, l’institution judiciaire est, faute de mieux, l’un de nos biens communs les plus précieux. Fragile, menacée, attaquée de toutes parts, elle a besoin du concours de tous et de toutes.

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