Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°5
Denis Mazeaud
« Après un délibéré « court et technique », le recours d’Ibarrategui fût rejeté. »
Grâce à ma chère amie Camille Jauffret-Spinosi, j’ai découvert le livre de François Sureau, « Le
chemin des morts » ( Gallimard, 2013 ). Ce livre est bouleversant. Il décrit en quelques pages, épurées et poignantes, les conséquences tragiques que peut avoir une décision, pourtant rendue dans le plus strict respect des règles de droit, pour le justiciable et pour son juge, parce qu’elle coûte la vie au premier et qu’elle hante à jamais celle du second.
Auditeur de deuxième classe au Conseil d’État, François Sureau est, en 1983, affecté à la commission
des recours des réfugiés, présidée par Georges Dreyfus, « hanté par l’indifférence qui lui paraissait la seule faute ». Plusieurs militants Basques espagnols avaient déposé un recours, parce que le président Giscard d’Estaing avait décidé de leur retirer le statut de réfugié. L’Espagne était devenue une démocratie, depuis la chute du franquisme : il n’y avait donc pas de raison de leur maintenir une protection que la dictature franquiste justifiait naguère. Seul un cas avait réellement retenu l’attention de la commission, celui de Javier Ibarrategui, militant anti-franquiste, qui avait adhéré à l’ETA, participé à l’assassinat d’un commissaire de police, tortionnaire notoire, fui en France en 1969 et vécu paisiblement depuis avec le statut de réfugié.
Comme pour les autres rapports qu’il avait préparés, François Sureau soutenait la même thèse : « L’Espagne était devenue démocratique et nous n’avions plus de raisons de garder sur notre sol, les réfugiés espagnols, basques ou non ». Et « Lorsque la Convention de Genève évoque des persécutions, il faut, pour que la victime puisse obtenir le statut de réfugié, que l’État en soit directement responsable », ce qu’aucun élément du dossier ne permettait d’établir. Aussi, en s’en tenant au strict respect des règles de droit, François Sureau et les autres membres de la commission ne risquaient rien, « rien sinon cette espèce de discrédit à la fois intellectuel et moral que les juges craignent par-dessus tout, parce qu’il peut compromettre leurs carrières ».
Pendant son audition, Ibarrategui n’avait pas dissimulé son appréhension au cas où sa demande serait rejetée. S’il rentrait en Espagne, ce qu’il était déterminé à faire si la France ne voulait plus de lui sur son sol, il serait très probablement exécuté, en raison du combat à mort que continuaient de se livrer les adversaires d’hier, combat exclusif d’oubli et de pardon. Et il avait conclu « qu’il ne souhaitait pas, s’il venait à être assassiné que, quiconque se sente responsable de sa mort ». Après un délibéré « court et technique », le Président de la commission dit qu’il ne voyait pas comment la commission pourrait « par un beau matin de printemps, condamner le nouveau gouvernement démocratique espagnol » et le recours d’Ibarrategui fût rejeté.
C’est en lisant le journal Libération daté du 5 septembre que François Sureau a appris l’assassinat de
Javier Ibarrategui à Pampelune par deux tueurs à moto. Depuis, « Plusieurs personnes que j’aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s’est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l’amour n’a pas ».
Cet aveu littéraire d’une erreur politique, commise au nom du Droit, n’est pas simplement une bouleversante réflexion sur la fonction de juger, c’est aussi une magistrale leçon d’humilité et d’humanité donnée par un homme de Droit.
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 5 – 1er FÉVRIER 2016