Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°6
François Sureau
« Lorsque Michel Debré présente en 1958 l’avant-projet de notre Constitution, l’autorité judiciaire, et elle seule, est la gardienne des libertés. »
Le moment est venu de convoquer à la barre l’ombre de Michel Debré, en y mettant la passion nécessaire. « L’objectivité est si contraire à la nature humaine, écrit Cabanis en parlant du personnel politique de l’Empire, qu’elle tue les morts une seconde fois. C’est leur rendre la vie que de ne leur faire grâce de rien, et que de parler d’eux avec autant de passion que des vivants ». Si l’on fait revivre Michel Debré, que voit-on ? Sûrement pas ce qu’on appelle aujourd’hui, avec un mépris suspect, un « droit de l’hommiste ». Voici l’archétype du serviteur de l’État. Un français national et républicain à la manière de Barrès. Un ancien major de Saumur, officier de cavalerie de réserve. Un membre de ce Conseil d’État dont on sait qu’il n’est jamais insensible aux prérogatives du Gouvernement. Un défenseur de l’État et de sa raison, de l’ordre et de l’autorité. Un contempteur du régime d’assemblée et de l’instabilité ministérielle, par surcroît chantre de l’Algérie française. Rien d’un homme de gauche, moins même que Clémenceau, qui avait conservé de sa jeunesse des traits anarchisants. Lorsque Michel Debré présente en 1958 l’avant projet de notre Constitution, il est un point pourtant sur lequel il se montre intraitable. L’autorité judiciaire, et elle seule, est la gardienne des libertés. On ne peut emprisonner, perquisitionner, assigner à résidence, si ce n’est par décision d’un juge. Il s’agit bien ici du juge judiciaire, qui doit autoriser les atteintes aux libertés, alors que le juge administratif n’intervient qu’après elles, pour les faire cesser ou pour les réparer, ce qui est tout différent. Lorsque Michel Debré défend avec vigueur cette position, la guerre d’Algérie dure depuis quatre ans et il est d’ailleurs partisan de la poursuivre jusqu’à la victoire finale. Plusieurs centaines de milliers de jeunes français combattent dans les djebels. Les bombes explosent, tuent des civils, les passions sont chauffées à blanc, l’armée au bord de la révolte. Concède-t-il quoi que ce soit à ces « nécessités de l’heure » qui ne sont le plus souvent que l’alibi des démissions ? Pas le moins du monde. Michel Debré est un homme d’État. Il sait qu’il n’y a pas d’ordre qui vaille d’être défendu, au besoin par la force, s’il n’est justifié par des normes transcendantes. Il ne conçoit pas l’autorité sans la justice. Sans doute l’État peut-il parfois fauter. Ce sont des choses qui arrivent et elles sont regrettables. Du moins l’État ne peut-il corrompre les principes. Là-dessus il reste inflexible. Voici à présent que dans des circonstances que personne ne peut tenir pour plus graves, des gouvernants de rencontre, affolés comme des papillons par la lumière, s’éloignent chaque jour des principes dont Michel Debré s’était fait le défenseur. Il avait pourtant, lui, connu la défaite et la guerre terroriste, la vraie. Il n’avait pas varié. Ses successeurs prônent l’état d’urgence permanent et le règne sans partage de la police administrative. Les voici qui chantent avec une volupté suspecte les vertus du juge administratif, dont on a vu que l’office, par nature, ne garantit en rien le respect des droits qui nous occupent. Plutôt que de rendre l’État efficace dans les bornes de la règle, il est bien commode de diminuer les libertés des citoyens. C’est la France qu’on défigure, et nous y consentons, puisqu’il est vrai, comme disait Montaigne, que « la corruption du siècle se fait par la corruption de chacun d’entre nous ».
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 6 – 8 FÉVRIER 2016