[Edito] Lettre au sultan du Hezbrana de son ambassadeur à Paris

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°11

François Sureau
« Je m’étais préparé à toutes les déceptions, mais pas à ce que ma
déception fut si grande et emporte tout. »

Révérendissime Seigneur, Voici bientôt un an que je tiens votre ambassade à Paris, au cœur de cet État que vos anciens chroniqueurs n’appelaient pas autrement que la Formidable République, avec les majuscules. Vous vous souvenez de mon enthousiasme au moment de rejoindre mon poste. La France m’avait ravi enfant, même si ses mœurs étaient très éloignés des nôtres, et mon père que vous avez connu ne s’était pas opposé, pourvu que ce fût en cachette, à ce que je lise Anatole France, protecteur pourtant de ce capitaine juif dont le nom m’échappe et qui baptisait votre oncle le sultan de Constantinople du qualificatif insultant de « grand Saigneur », parce qu’il avait massacré quelques pouilleux d’Arméniens. J’allais rentrer dans un pays où tout me blessait et où tout me ravissait, ce qui est à peu près la définition de l’amour chez les chrétiens.

Je m’étais préparé à toutes les déceptions, mais pas à ce que ma déception fut si grande et emporte tout. Dès mon arrivée, je m’étonnai bien sûr que le Gouvernement lançât en guerre ses armées pour empêcher que de petits royaumes africains n’adoptent des coutumes qui sont les nôtres et ne le gênaient nullement pour nous demander notre alliance et notre argent. Mais il s’agit là de ces accommodements de la politique dans lesquels nous sommes passés maîtres et que je ne suis
pas le dernier à approuver quand il le faut.

Ce qui a causé cette décristallisation des sentiments dont a parlé leur grand Stendhal, ce fut de voir avec quelle rapidité, alors qu’ils sont incapables de réformer ce qui devrait l’être, les Français ont pu s’exempter à la face du monde des principes auxquels ils tenaient plus que tout. Je ne les blâme pas de permettre que les argousins puissent entrer la nuit chez quiconque ou qu’un ministre puisse rayer d’un trait de plume un nom sur la liste de ses compatriotes. Nous ne faisons pas autre chose. Je
les blâme de continuer à se prétendre différents de nous et plus estimables. J’avais attendu le pays de la logique, et avec quelle impatience, et j’ai trouvé le chaos. J’avais espéré la mémoire, et le respect de leurs pères, eux qui n’avaient pas vacillé dans des circonstances autrement plus difficiles, et j’ai trouvé l’amnésie. On raconte qu’en abordant les côtes de France de la Révolution, Benjamin Franklin avait jeté sa perruque à la mer, en haine des faux-semblants, parce qu’il « abordait le pays de la vérité ». Je cherchais moi aussi une sorte de vérité, au risque de la voir contredire nos mœurs, et j’ai trouvé le mensonge.

À présent mes oreilles sont lasses du bavardage incessant des gouvernants de ce pays. J’avais cru la République éternelle. Elle était Formidable. Ils l’ont suspendue. Ils ne cessent pourtant pas d’en parler. Cette grande histoire n’était donc destinée qu’à permettre, pour finir, à ce qu’un peuple vieilli voit des hommes se marier entre eux, à l’abri d’une bonne police et au prix du traitement indigne de tous ces étrangers qui traversent la Méditerranée animés d’un espoir où je crois reconnaître celui qui naguère était aussi le mien ?

Je vous demande humblement, révérendissime Seigneur, d’être relevé de mes fonctions. Je rentrerai
au Hezbrana, où je reprendrai ma lecture de France, de Hugo et d’Apollinaire, mais en sachant à présent qu’ils appartiennent à une France invisible très différente de la France réelle. Je préfère revenir me soumettre à votre volonté que de continuer à vivre ici la vie d’un monde mort et inconséquent, ou de plus il est interdit de fumer.

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°11 – 14 MARS 2016

LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N°11 - 14 MARS 2016

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