[Edito] Médias partout, justice nulle part ?

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 30-35 – 29 JUILLET 2019

EDITO

Médias partout, justice nulle part ?

Olivia Dufour

Tout ce qui frappe l’imagination des foules se présente sous forme d’une image saisissante et nette, dégagée d’interprétation accessoire » notait Gustave Le Bon dans son célèbre traité de psychologie des foules. Il n’est pas étonnant dès lors que la photographie de quelques homards éclairés par la lumière flatteuse des chandelles et accompagnés d’un vin hors de prix ait entraîné la chute d’un ministre. L’affaire de Rugy est une parfaite illustration du fonctionnement de ce tribunal médiatique qui prétend incarner une nouvelle figure de la démocratie. Il est à peu de chose près l’antithèse de la justice traditionnelle. Nullum crimen sine lege, nous enseigne le droit. Devant le tribunal médiatique il n’est nul besoin de démontrer un crime pour obtenir une condamnation. On peut être cloué au pilori pour un soupçon de délit, de faute morale ou seulement pour une atteinte aux convictions de celui qui hurle au scandale. Au demeurant, la faute n’existe pas en soi. Comme au théâtre de Guignol, il suffit de crier très fort pour en faire surgir l’illusion. Le tribunal médiatique ne s’embarrasse pas non plus de preuves. Quelques indices avantageusement présentés suffisent, que l’on adaptera si nécessaire aux besoins de la démonstration.

Toutefois, les internautes-juges encouragés par quelques procureurs médiatiques ne dédaignent pas de jouer aux détectives, voire de recourir aux experts, c’est une manière de donner une apparence de rationalité à cette parodie de justice. François de Rugy se défend-il en invoquant son allergie aux fruits de mer, qu’un médecin est appelé à la rescousse pour expliquer doctement dans les colonnes d’un magazine qu’on souffre d’intolérance au homard, pas d’allergie. Et pour peu que l’on retrouve un tweet de l’intéressé évoquant le fait qu’il a péché une araignée il y a longtemps, son compte est bon : s’il l’a pêchée, alors il l’a mangée, et donc il n’y est pas intolérant. Voici l’affaire jugée. Convenons que c’est plus rapide et plus efficace que la justice traditionnelle. Surtout qu’un autre avantage de taille réside dans l’absence totale de contradictoire. Malheur à celui qui ose se défendre autant qu’aux inconscients qui voleraient à son secours ; au plus fort de la tourmente médiatique, non seulement les voix dissonantes sont inaudibles mais toute forme de défense est perçue comme une insupportable offense à la vertu outragée. Accusé, taisez-vous ! Il s’est écoulé 6 jours entre les premières révélations de Mediapart (10 juillet) et l’annonce par le ministre de sa démission (16 juillet). Six petits jours…. Mais pour certains c’est encore trop long. François de Rugy « aurait dû tirer les conséquences dès nos premières informations, il s’est entêté », a déclaré justement le 16 juillet à franceinfo, Edwy Plenel, président de Mediapart. Et l’on comprend que lorsque le tribunal médiatique se sera définitivement imposé, les ministres démissionneront à la seule annonce d’un article les mettant en cause. Quelques inconscients y voient un accomplissement démocratique. Le juriste, lui, frissonne…

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