EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 49 – 2 DÉCEMBRE 2019
Edito
Notre nouvel ordre normatif
Nicolas Molfessis

Soumis à la question, Edouard Philippe a assuré qu’il irait voir « J’accuse » de Roman Polanski : « L’affaire Dreyfus est un sujet qui me passionne depuis longtemps et ceux qui l’ont vu m’ont dit que c’était un bon film ». Quant au fait que certains ministres ont fait le choix inverse, l’intéressé a répondu : « Et alors ? Je ne vais pas dire aux membres du gouvernement vous allez voir ce film ou vous n’allez pas voir ce film, enfin, dans quel monde vit-on ? ».
« Dans notre monde, M. le premier ministre ». Car s’il est un phénomène dont l’explosion est indéniable, c’est celui du boycott et de formes de rétorsion qui lui sont voisines – dont la plus remarquable est celle de « l’effacement » d’un individu pour en faire disparaître toute trace (d’un film : Kevin Spacey ; d’un dessin animé : Louis C.K., d’une couverture de magazine : James Franco). Affirmer, d’une réponse faussement naïve, qu’un film est « bon » pour justifier de le voir, c’est prôner une distinction entre l’oeuvre et son auteur, de moins en moins soutenable. Car la dogmatique dominante, qui se propage, est bien plus radicale. Elle bâtit des piloris médiatiques à la vitesse de l’internet. Gare à celui qui voudrait la contester, il risque le bad buzz. Le juriste, jusqu’alors, pouvait s’arrimer à quelques principes : présomption d’innocence, prescription, charge de la preuve, contradictoire. L’individu, lui, pouvait laisser l’ordre de l’intime régir ses choix et ses actions : à chacun de décider. Echec d’une justice trop lente, trop complexe, inaccessible et trop pénible aux victimes ? La morale des réseaux sociaux récuse le droit et ses principes. Et prétend nous soumettre, tous, à des injonctions sans nuances, pour faire primer la censure sur la liberté. Alors on s’y perd et tout ici se mélange dans une confusion des situations qui emporte toute logique. C’est la paralysie de la raison. Boycotteurs, dites-nous :
1) Pour voir un film ou écouter une chanson, ne faut-il pas distinguer : a/ ceux qui ont été condamnés ; b/ ceux qui ne l’ont pas été ; c/ ceux qui ne pourront jamais se défendre puisqu’ils ne seront pas attaqués ? Roman Polanski, Woody Allen, Christophe Ruggia (dénoncé par Adèle Haenel) ou Bertrand Cantat ne sont pas dans une même situation. L’accusation publique doit-elle suffire à emporter la condamnation sociale ?
2) Lorsqu’un créateur est en cause, sur quoi doit porter le boycott : si Hitchcock a agressé Tippi Hedren comme elle l’a dénoncé, faut-il bannir Les oiseaux ou tous les films du maître du suspens ? Question distincte pour Céline, l’antisémite : toute son oeuvre doit elle être proscrite ou les seuls écrits qui en portent la trace ? L’interdiction d’une oeuvre ne relève pas de la même logique que le boycott d’un auteur.
3) Jusqu’où remonter dans le temps pour saisir, avec nos valeurs, l’immoralité d’hier ou celle d’avanthier ? Le New York Times se demande s’il ne faut pas cesser d’exposer Gauguin, dont le goût pour les filles mineures n’est pas douteux. Doit-on également arrêter d’étudier les fabliaux du moyen âge, qui se perdent dans des descriptions de viols (V. le site Malaises dans la lecture) ? Que faire de toutes les oeuvres, dénoncées par des agrégatifs de lettres comme racistes, sexistes, homophobes, etc. ? Ce nouvel ordre normatif, parce qu’il se bâtit contre le droit, court le risque d’être une forme de totalitarisme déguisé en morale sociale.

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck