Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°15
François Sureau
« (Le ministre) les singularités de son vêtement, dûment calculées, lui attachent immédiatement la faveur du public. »
C’est un lieu commun de dire que les peuples – comme les hommes – affichent de préférence les vertus qu’ils sont loin de posséder. Ainsi pour les Français la liberté et l’égalité, auxquelles il faut rajouter la transparence, la fraternité s’étant, à l’époque de la revendication passionnée des droits, perdue en chemin. L’Ancien Régime était peut-être au fond le temps préféré des Français, qui n’ont de cesse d’y revenir, au travers des régimes successifs, en souscrivant
dans le même temps à des principes qui les désespèrent.
Prenez le rituel de la visite ministérielle dans les provinces, qu’on appelle aujourd’hui les territoires.
Je ne sais pas si d’autres peuples se donnent des spectacles aussi étranges. Survient le ministre, comme paré d’une auréole. Les singularités de son vêtement, on devrait dire de son pourpoint, dûment calculées, lui attachent immédiatement la faveur du public, qui se sent déjà familier d’avoir été admis à contempler l’idole, dans le monde réel. Ce sentiment de complicité s’accroît si le public relève la discordance légère qui peut exister entre la fonction du ministre et son vêtement, lorsque par exemple le responsable des perquisitions administratives et du maintien de l’ordre, qui ne sont pas des activités de dandy, porte à son manteau le col de velours des banquiers de Londres. Le ministre est absous d’un œil complice, par ceux qui le félicitent d’avoir osé l’impalpable et de leur avoir donné l’occasion de l’absoudre. Ainsi s’expliquent d’ailleurs les rires qui secouent très vite le public lorsque l’Excellence parle, et qui soulignent moins sa drôlerie que le veule plaisir des gouvernés d’avoir été admis au rare privilège de trouver un ministre drôle. Le ministre peut tout se permettre.
On dit souvent que les Français veulent devenir fonctionnaires, ou souhaitent que leurs enfants le deviennent.
Ce n’est pas vrai. La vérité cachée de notre société, que je suis resté longtemps sans découvrir, c’est qu’ils veulent devenir ministres. Le ministre, comme la peinture Ripolin , c’est la seule chose qui dure dans un monde qui passe. D’aimables vieillards aux figures oubliées, à l’action que personne n’aurait pu décrire, se font donner du « Monsieur le ministre », depuis le temps où ils ont quitté les gouvernements de Messmer, de Rocard ou de Guy Mollet. Eux d’ailleurs, si aimables, ayant atteint le ciel Empyrée, ne demandent rien. Plus significative est l’ardeur générale à leur donner ce titre, ardeur où se montre, non l’intérêt – ils n’ont plus rien à donner – mais le désir de prononcer ce mot magique en rêvant qu’un jour peut-être les enfants des flatteurs y auront droit.
Ce n’est pas le « tous ministres » de l’anarchie ni le « tous présidents » de la confédération helvétique, simplement l’aveu que les bons républicains que nous sommes souffrent d’abord de l’abolition de la noblesse. Il suffirait d’un rien, et que les enfants des ministres eussent droit aux titres de leurs parents. On voit bien les enfants des compagnons de la Libération porter les croix des héros qui les ont engendrés.
Elle est là, la seule réforme qui réconcilierait enfin les Français avec eux-mêmes et avec leur histoire.
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 15 – 11 AVRIL 2016