Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°40
EDITO
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Proportionnalité à la une !
Denis Mazeaud
« La proportionnalité suscite une âpre controverse.(…) Le juge serait invité à recourir à une balance des intérêts. »
La proportionnalité suscite une âpre controverse ; elle menace notre bon vieux syllogisme, clé de voûte du raisonnement judiciaire, puisque plutôt que de se borner à « appliquer la règle de droit à une situation litigieuse, pour trancher un litige », le juge devrait désormais peser « les intérêts économiques de chacune (des parties), indépendamment de leur comportement licite ou illicite, (et) rechercher la solution qui bouscule le moins possible les situations socio- économiques » ( P.-Y. Gautier : RTD civ. 2016, p. 140 ). En somme, le juge ne serait plus enfermé dans un raisonnement désincarné, mais invité à recourir à une balance des intérêts. Cette nouvelle méthode de raisonnement judiciaire, quelquefois appliquée par la Cour de cassation, ne fait pas l’unanimité.
La proportionnalité, qui compte de fervents partisans, permettrait « au juge de repousser une loi parce qu’il en trouve la mise en oeuvre inappropriée.
(…). Si (…) on devait ériger en système que tout juge peut lever toute loi (…) selon la pesée du jour, (…), ce serait délibérément sacrifi er la recherche du prévisible cohérent sur l’autel d’une quête romantique de justice faite d’un bouillonnement permanent d’incertitudes (…) » ( A. Bénabent : D. 2016, p. 137 ). En somme, c’est le pouvoir du juge qui est en cause : bouche de la loi, sur fond de syllogisme, pour les uns ; coauteur et correcteur de celle-ci grâce à l’arme de la proportionnalité, selon les autres.
Outre cette proportionnalité, qui porte en elle les ferments d’une révolution de Palais, il en existe une autre, illustrée par un récent arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 22 septembre 2016 ( n° 15-24.015 ), qui permet de concilier les droits fondamentaux.
À la suite d’un accident corporel, l’assureur du responsable confie à une société spécialisée la mission de vérifier la réalité des allégations de la victime. Les juges du fond accordent alors à l’assuré des dommages-intérêts pour atteinte à sa vie privée. Pour rejeter le pourvoi, fondé sur l’idée qu’une atteinte à la vie privée est justifiée quand elle est proportionnée au but poursuivi, la Cour confronte les intérêts en présence : elle met en balance le droit au respect de la vie privée de l’assuré et l’obligation de l’assureur d’agir dans l’intérêt de la collectivité des assurés, qui le contraint à vérifier le bien-fondé de la demande en réparation de la victime. La Cour décide que les juges du fond ont pu déduire des agissements de la société spécialisée (surveillance de l’intérieur du domicile de l’assuré, description physique des visiteurs de l’assuré, contrôle des déplacements de sa mère, etc…) une immixtion dans la vie privée de la victime qui excédait les besoins de l’enquête privée et, par conséquent, une atteinte disproportionnée au regard du but poursuivi. Jurisprudence constante : le droit au respect de la vie privée peut s’incliner devant d’autres droits fondamentaux et d’autres intérêts dignes de protection, mais encore faut-il que l’atteinte ne soit pas disproportionnée à la fin poursuivie.
Ici, le contrôle de proportionnalité ne fait pas débat car il n’existe pas de hiérarchie préétablie entre les droits fondamentaux en confl it. La proportionnalité n’est donc pas accusée d’inverser la hiérarchie entre le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire.
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LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 40 – 3 OCTOBRE 2016