EXTRAIT DE LA SEMAINE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 24 – 15 JUIN 2020
Qui est Jean Carbonnier ?
Nicolas Molfessis
De ces semaines de travail confiné, on ressort tous avec des impressions contrastées sur nos manières de travailler à distance et, ce faisant, sur le monde qu’elles pourraient bien préfigurer. Denis Mazeaud nous en a alarmés la semaine dernière en exhortant à la survie de l’amphi. La recherche en droit, elle-aussi, n’en sort pas indemne. Mis à distance du papier, éloignés de nos bibliothèques, ce qui s’est montré à nous, c’est précisément l’engloutissement d’une partie de notre patrimoine doctrinal.
Sans doute faut-il se féliciter de ce que l’Internet a permis – il suffit pour cela d’imaginer un instant la même période sans réseau. Les principaux éditeurs juridiques ont d’ailleurs mis à disposition leurs fonds documentaires en faisant sauter les verrous qui protègent leur commercialisation. À leur égard, la gratitude s’impose pour avoir su assurer une forme de continuité du service de la documentation et de l’information. Reconnaissons-le : on a pu travailler la matière juridique avec le matériau ainsi offert. Plus encore, on a même été impressionnés par l’ampleur des sources disponibles, à quelques clics de nous.
Mais chacun a aussi subi les immanquables lacunes des bases de données – au-delà d’ailleurs de leurs défaillances techniques. Sur nos écrans, l’image qu’elles réfléchissent ressemble à celle d’un kaléidoscope géant, faite de bribes et de morceaux épars qui ne permettent pas de retracer la richesse et la généalogie d’un savoir patiemment constitué par sédimentation. Des revues, plein de revues, mais depuis seulement trois décennies environ ; des ouvrages, mais de façon aléatoire, au gré des maisons d’édition. Pas ou peu de mélanges, des sélections de thèses, pratiquement pas de colloques. Et par bonheur, au gré des surfs mais sans aucune logique, des ouvrages anciens voire des collections de revues du 19 e siècle (merci Gallica), d’autres actuelles et inespérées (merci Cairn et Persée), et même des polys du milieu du siècle dernier (merci Cujas). Dans cet univers fragmentaire, les trous nous aspirent d’autant plus que la masse numérisée impressionne. Le gruyère doctrinal impose alors des contorsions à ceux qui désirent encore remonter le temps pour se nourrir des auteurs les plus éminents. Les non-numérisés, nos nouveaux incunables. Où les trouver ? Une littérature fondamentale se dérobe à notre savoir. Chercheurs de trésors, les thésards à la peine ont d’ailleurs monté différents groupes Facebook (comme « La Bibliothèque solidaire du confinement #BiblioSolidaire » et « Chercheurs en droit ») pour permettre l’échange de sources.
Certes, les initiatives pour permettre un accès aux fonds documentaires ne manquent pas ; elles sont aussi pléthoriques que peu coordonnées. Des programmes visent à favoriser l’accès numérique à la science du droit (Open Doctrine et l’alimentation de la base de données HAL, Isidore et sa plateforme de recherche, etc.). Mais si la politique de numérisation profite aux nouveaux venus, qui l’acceptent, comme parfois aux plus anciens, qui sont libres de droit, elle conduit au sacrifice de nos maîtres, au risque d’engloutir une partie de notre patrimoine doctrinal. La deuxième moitié du XX e siècle pourrait disparaître d’autant plus vite que l’ampleur des fonds numérisés nous incite à s’en contenter. La numérisation a un effet pervers mortifère pour la recherche juridique : elle sélectionne notre savoir.

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck