[Edito] Salomon

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 41 – 7 OCTOBRE 2019

EDITO

Salomon

Patrice Spinosi

Chacun connaît le jugement de Salomon. Confronté à deux femmes qui prétendent l’une et l’autre être la mère d’un nouveau-né, le roi, dans sa sagesse, ordonne de couper le nourrisson en deux. Il révèle ainsi la vraie mère qui se presse d’abandonner sa prétention pour sauver l’enfant. On y voit traditionnellement l’exemple même du jugement en équité. Aucune loi n’est appliquée (on espère en tout cas qu’il n’en existait pas une qui, dans l’antique Israël, prévoyait de découper un enfant en autant de morceaux que de prétendants à sa filiation). Pour trancher le litige, le Roi-Juge rend une décision totalement arbitraire mais parfaitement juste. Notre système judiciaire est fondé sur la logique exactement inverse. Construit sur les cendres de l’Ancien Régime, plein de défiance envers les anciens parlements, le Code Napoléon soumet sans ménagement le juge à la loi, seule expression légitime de la souveraineté populaire. Depuis, nous nous méfions instinctivement de l’équité que nous opposons aisément à la justice. Et pourtant, l’actualité de ces derniers mois a montré que certains juges n’hésitaient pas à faire prévaloir leurs convictions intimes pour trancher un litige. On pense évidemment au jugement de relaxe des militants écologistes « décrocheurs » du portrait d’Emmanuel Macron rendu il y a quelques semaines par un juge lyonnais. En avançant la menace climatique pour justifier un acte interdit, le magistrat refuse ouvertement d’appliquer la loi pénale au bénéfice d’une conviction personnelle qu’il estime plus impérieuse. Faut-il alors condamner ce qui apparaît comme un jugement en équité ? Pas nécessairement. Même sous la contrainte de la loi, le juge reste toujours libre et indépendant. Mais à la différence du Roi Salomon, il n’est pas seul. Notre juge lyonnais ne peut s’abstraire du système judiciaire auquel il appartient. Sa décision va être soumise à un juge supérieur. En relaxant les « décrocheurs », celui-ci ne fait pas qu’un coup d’éclat médiatique, il tente aussi un coup de force juridique. Il propose une évolution (révolution ?) du droit pénal en consacrant une cause exonératoire nouvelle, « l’urgence climatique », sur laquelle la cour d’appel aura à statuer et après elle, certainement, la Cour de cassation.
À la fi n du 19 e siècle, le « bon » juge Magnaud n’avait pas fait autre chose, en relaxant, au motif d’un « état de nécessité », une jeune fille-mère qui avait dérobé du pain parce qu’elle n’avait rien mangé depuis deux jours. À l’époque, le juge s’était déjà placé consciemment hors la loi, en créant un nouveau concept juridique, mais il avait ainsi poussé la Cour suprême à reconnaître son initiative, et partant, changé le droit. Notre jurisprudence se construit ainsi. Par des solutions hors-normes avancées par des magistrats inventifs confrontés aux limites de l’application de la loi au regard de leur idéal de justice. Peut-être que « l’urgence écologique » fera moins florès à notre siècle que « l’état de nécessité » au siècle dernier. Mais elle démontre que, dans notre société du numérique, la fonction de juger est encore occupée par des hommes avec leurs hésitations et leurs faiblesses. Et de cela, il faut se réjouir !

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