EXTRAIT DE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 25 – 18 JUIN 2018 – © LEXISNEXIS SA
Traduire, trahir, servir
Pascale Robert-Diard
Grâce aux nombreux magistrats, avocats, huissiers, greffiers, et bien sûr journalistes judiciaires inscrits sur le réseau social Twitter, on lit régulièrement des perles d’audience. L’une d’entre elles a attiré mon attention cette semaine. Une présidente de tribunal correctionnel interroge un prévenu italien : « Quelles étaient vos conditions de travail ? – La merda, la merda », répond-il. L’interprète : « Elles étaient très difficiles »
Les familiers des audiences ont tous en mémoire des scènes de traduction cocasses, agaçantes, parfois tragiques. Une longue, très longue réponse d’un accusé ou d’un prévenu que l’interprète traduit en trois mots fades, qui semblent si loin de l’émotion manifestée par celui qui est interrogé. Ou encore le regard perdu dans le box de celui qui, pendant que l’on requiert longuement contre lui, ne bénéficie que d’une traduction a minima des mots qui l’accusent.
Il arrive aussi que l’interprète traduise de son propre chef non seulement en français mais en langue « courtoise » ou présumée telle ce qui vient d’être dit, un peu comme les écrivains publics remettent en forme telle ou telle requête à l’administration en faisant assaut de formules de politesse.
Et combien de fois voit-on un juge ou un procureur s’adresser avec impatience à un traducteur distrait ou parcimonieux : « Mais que dit-il exactement ? »
L’anecdote de Twitter m’a rappelé un autre souvenir. C’était à Nanterre devant la cour d’assises des Hauts-de-Seine. Une mère de 80 ans comparaissait avec sa fille pour le meurtre de leur gendre et beau-frère. Lors d’une dispute au domicile familial, la jeune femme s’était saisie d’une poêle pour frapper l’homme qui avait osé lever la main sur sa mère. Alors qu’il gisait à terre, la mère l’avait achevé d’un coup de couteau de cuisine.
L’instruction avait duré plusieurs années et la même interprète avait assisté de bout en bout la vieille dame, originaire d’un petit village de Kabylie. Elle avait encore été désignée à l’audience et l’on devinait à certains gestes – une main pour l’aider à se lever, une façon de se pencher vers elle – qu’au fi l du temps, l’interprète avait pris en affection cette accusée qui avait l’âge d’être sa mère. Alors que celle-ci était interrogée sur la scène de crime, l’interprète traduit son récit : « Je lui ai dit : tu as blessé mon cœur, je vais blesser le tien » . L’avocat des parties civiles se lève d’un bond. Lui aussi est d’origine kabyle et comprend parfaitement le berbère : « Non, Madame ! lance-t-il à l’interprète . Les mots ont un sens. Elle vient de dire : « Tu as saigné mon cœur, je vais saigner le tien ! Ce n’est pas tout à fait pareil…».
Je me souviens aussi de l’interprète qui accompagnait à l’automne 2017 la mère d’Abdelkader Merah lors de sa déposition devant la cour d’assises spéciale de Paris, au procès des attentats de Toulouse perpétrés par son autre fils Mohammed Merah. À la barre, Zoulikha Aziri, subissait depuis des heures le feu croisé des questions de la cour, des parties civiles et de l’avocat général. Le ton montait, chargé d’agressivité à l’égard de cette mère, figée dans le déni. La jeune femme chargée de la traduction se tenait tout près d’elle. À un moment, son bras s’est posé délicatement dans le dos de cette mère, comme pour la soutenir. Sans que cela ne trahisse autre chose qu’un instant de bienveillance
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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck