Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°39
EDITO
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Tribus
Jean Hauser
« La crise de la démocratie paraît avoir un effet direct sur la production des normes, plus particulièrement sur le droit des personnes. »
Le phénomène des « écoles » est bien connu dans toutes les sciences et a souvent conduit à des familles irréconciliables autour de grands prêtres, participant ainsi (on l’espère ?) au progrès de la pensée. Le Droit n’a pas été à l’abri de ces turbulences mais elles y ont une importance qu’on ne trouve pas ailleurs.
C’est que la pensée juridique ne consiste pas seulement à émettre des opinions qui ne concernent que leurs auteurs mais a vocation, à travers plusieurs filtres, à produire des normes, législatives ou jurisprudentielles qui vont s’imposer aux autres et la prudence est de règle. La doctrine y a une responsabilité particulière. La crise de la démocratie, dénoncée partout sans qu’on dépasse l’exercice de style, paraît avoir un effet direct sur la production des normes, plus particulièrement sur le droit des personnes. La société juridique d’aujourd’hui semble, sur ce point, s’être définitivement organisée en tribus, voire en sectes où les membres, vivant dans une consanguinité et une promiscuité intellectuelles inquiétantes, pratiquent avec talent la célèbre maxime de Joseph Prud’homme : « c’est mon opinion et je la partage » (Henry Monnier). Souvent abritées derrière de vertueux ( ?) principes autoproclamés, ces sectes, qui sont parfois anciennes, ont leurs groupies médiatiques qui marient Clausewitz et Machiavel. Ainsi a-t-on pris son parti de la pratique, venue d’ailleurs, des « lobbies ». Comment en est-on arrivé là ? Il serait fort naïf de penser que le phénomène est nouveau ou limité au droit des personnes : les lois sont des traités de paix entre des forces contraires (Ripert). Ce qui, sans doute, a changé c’est l’apparition de monopoles organisés pour imposer des réponses nées de « vérités » révélées. Malgré la ritournelle, et les fausses notes du « vivre ensemble », soit le contraire de la méthode décrite, cette conception de la fabrication du droit prospère sur l’absence d’État, lequel devient un simple enregistreur, accueillant, selon la couleur du moment, les stratégies des uns et des autres. La mesure du phénomène n’est guère prise car, aujourd’hui, on ne parle que de sectarisme religieux alors que celui-ci est de même nature et que le premier trouve souvent son terreau dans le second. Il n’y a plus rien à discuter, tout est révélé, le doute cartésien est une vielle lune et chacun est tombé, quand il était petit, dans la potion magique de la vérité !
Malheur à celui qui émettrait des doutes ou se risquerait à persifler sur les « principes » jugés sacrés, il sera déféré au tribunal de l’inquisition.
Pourtant le droit républicain n’est pas le résultat de groupes de pression qui prennent le terrain législatif pour un champ de manoeuvre mais d’une alchimie raisonnable pour trouver le plus grand dénominateur commun afin d’assurer ce qui n’est jamais que la République.
Sans doute entend-on souvent affirmer que notre société serait désormais trop éclatée et complexe mais, outre que ce prétendu éclatement reste à démontrer, c’est le rôle de l’État dans la production du Droit qui est en cause. S’il est incapable de rassembler sans qu’il y ait, à tout bout de champ, des vainqueurs et des vaincus, alors la République ne sera plus qu’un salmigondis de tribus diverses dont on n’ose pas dire qu’elles se retireront avec les honneurs de la guerre, parce qu’il n’y aura plus d’honneurs et seulement la guerre. Pour revenir à Joseph Prudhomme : « le char de l’État navigue sur un volcan » !
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 39 – 26 SEPTEMBRE 2016