EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 46 – 12 NOVEMBRE 2018
LA SEMAINE DU DROIT L’ENQUÊTE
AVOCATS
La culture du présentéisme en cabinets : un modèle à dépasser ?

En 2018, le temps de présence au bureau demeure un enjeu récurrent au sein des cabinets d’avocats français, à la différence de pays voisins qui perçoivent le fait de rester travailler tard d’un oeil suspicieux. Cette culture du présentéisme se justifie-t-elle dans un monde concurrentiel et libéral ? Est-elle toujours synonyme d’efficacité ? Comment fonctionnent les cabinets qui acceptent ou revendiquent plus de flexibilité ? Entre conservatisme et renouveau managérial, état des lieux du temps passé au travail, de ses ressorts, de ses dérives, et des nouveaux modèles.
Quid du présentéisme. – La notion de présentéisme renvoie à différentes
acceptions qui ont évolué au fil du temps. Les auteurs Eric Gosselin et Martin Lauzier de l’université du Québec ont présenté en 2010 dans La Revue française de gestion , les définitions les plus courantes, reprenant les écrits de 2010 d’un certain Johns sur la question (et selon lequel il existerait jusqu’à neuf définitions du présentéisme). Voici celle donnée dans son interprétation la plus récente : « le présentéisme caractérise le comportement du travailleur qui, malgré des problèmes de santé physique et/ou psychologique nécessitant de s’absenter, persiste à se présenter au travail ».
Dans cet état amoindri, conscient ou non, le travailleur n’offre plus son rendement habituel à l’entreprise. Certains auteurs considèrent qu’il serait moins productif de 30 % et plus, en moyenne, que d’ordinaire. Gosselin et Lauzier rappellent qu’à l’origine, dans les années 1970, « le présentéisme n’était que le fait de se présenter au travail, s’opposant à la notion d’absentéisme », la somme des deux atteignant 100 %. Dans sa thèse de doctorat, en 2013 à l’université Lille 1, Benjamin Huver confirme l’apparition d’un nouveau type de comportement au cours du XIX e siècle, lorsque la France entre dans l’ère industrielle, « celui de déroger aux attentes horaires prédéfinies ». Plus loin, il donne une troisième définition, moins développée dans la littérature en sciences de gestion. C’est celle qui nous intéresse dans le cadre de cette enquête. Apparue dans les années 1990 avec les travaux de Cary Cooper, psychologue et professeur d’organisation psychologique à l’université de Manchester, le présentéisme est aussi appelé competitive presenteeism et peut être associé au concept de surengagement au travail dit overcommitment ou d’ergomanie alias workalism . « Dans un sens large, [cela] caractérise le surinvestissement d’un salarié , exprimé par une présence excessive au travail », précise Benjamin Huver. Gosselin et Lauzier parlent d’« un très grand engagement professionnel amenant le travailleur à prioriser son activité de travail au détriment des autres sphères de la vie ». Ils pointent « un mécanisme de valorisation personnelle ou encore, une réponse à une insécurité professionnelle », « un nombre d’heures exagérément élevé au travail », avec pour conséquence de « miner la santé physique et psychologique du travailleur et de favoriser l’apparition d’une symptomatologie variée ».
Du droit à la déconnexion ? – Chargé de mission à l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), Thierry Rousseau assure que cette notion de présentéisme a des conséquences sur la santé (risques psycho-sociaux, burnout…), et même, un coût important. Certains consultants alarmistes suggèrent qu’en France, celui-ci est supérieur à celui de l’absentéisme, ce que le chargé de mission relativise bien que ne disposant pas de chiffres définitifs sur le présentéisme. Il rappelle « le droit à la déconnexion » introduit par la loi travail du 8 août 2016 (L. n° 2016-1088 : JO 9 août 2016, texte n° 3) face à la montée du numérique, et « la nécessité de retracer des frontières surtout quand les déplacements sont nombreux et que le travail s’étend le week-end ». Seulement, ce droit à la déconnexion n’est pas complètement défini. Il est censé permettre à chacun de concilier vie personnelle et vie professionnelle en favorisant une déconnexion vis à vis des outils numériques et l’absence de contact par l’employeur en dehors du temps de travail. Il appartient aux entreprises de définir ses modalités à travers une charte mais sans l’obligation d’aboutir à un accord en interne. Parallèlement, la directive 2003/88/CE impose aux États membres, à l’article 3 (PE et Cons. UE, dir. 2003/88/CE, 4 nov. 2003 : JOUE 18 nov. 2013, L299/9), de prendre « les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie, au cours de chaque période de vingt-quatre heures, d’une période minimale de repos de onze heures consécutives » et à l’article 6, de prendre « les mesures nécessaires pour que la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n’excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires ». Une réglementation qui peut sembler incompatible avec la réalité de certains métiers dont l’avocature, soumis à des enjeux de compétitivité nationale et internationale auxquels s’ajoute le caractère libéral du statut. Cela justifie-t-il pour autant des heures de travail excessives (soirs et week-end compris), rendant difficile la conciliation vie privée/vie professionnelle ? Qu’en est-il précisément de l’activité spécifique au sein des cabinets d’avocats ?

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck