[Entretien] Géographie de la justice pénale en France. L’équité à l’épreuve des territoires

EXTRAIT DE LA REVUE DROIT PÉNAL – N° 7-8 – JUILLET-AOÛT 2019

Géographie de la justice pénale en France. L’équité à l’épreuve des territoires

Étienne CAHU, Professeur de géographie et enseignant en classes préparatoires à Rouen

Cette thèse d’Étienne Cahu, professeur de géographie et enseignant en classes préparatoires à Rouen a remporté en 2018 le prix de la thèse du Comité national français de la Géographie. Elle s’applique à tester si la justice est rendue de manière équitable dans les juridictions françaises par une démarche quantitative (traitement de masse de données statistiques) et qualitative (entretiens auprès de procureurs de la République).

Droit pénal : Quelles données chiffrées avez-vous exploitées ?

Étienne Cahu : Ces données sont de deux types. Celles issues du casier judiciaire national et celles issues des juridictions. J’ai choisi de me focaliser sur les délits dont la quantité – environ 5 millions de plaintes et PV par an – permettait de tirer des enseignements statistiquement significatifs. Les tribunaux de grande instance (TGI) se sont donc imposés comme échelle de référence. Pour lutter contre le risque d’exceptionnalité d’une année dans une juridiction et construire des profils moyens plus représentatifs, j’ai pris en compte des chiffres au moins décennaux (1999 à 2010). Ce sont donc 60 millions de plaintes qui donnent lieu à 6 millions de condamnations qui ont permis de rendre les conclusions robustes. Ces comptes chiffrés souffrent d’une faille géographique : ils ne sont pas compilés à une échelle infra-juridictionnelle, ce qui empêche de tester les possibles inégalités dans les rendus de justice au sein même des territoires judiciaires. Le discours des acteurs judiciaires a dès lors permis de pallier cette carence statistique.

Dr. pén. : Pourquoi avoir choisi de vous concentrer sur les procureurs de la République ?

É. C : En raison de leur faible nombre (164 en 2016) : en interrogeant 19 d’entre eux (soit près de 12 %), on possède un échantillon assez représentatif. Ensuite par leur fonction de plus en plus nodale dans le système judiciaire depuis les années. Alors qu’ils ne possédaient que l’opportunité des poursuites, ils sont désormais la gare de triage des affaires et gèrent, avec leurs substituts, près de 60 % des affaires poursuivables (CRPC, procédures alternatives, compositions pénales…). Leur rôle est également essentiel en aval même de toute infraction. Ils sont appelés à jouer un rôle moteur dans la prévention de la délinquance au sein de multiples instances. Enfin leur statut même reflète le paradoxe auquel est confronté le système judiciaire français qui entend juger équitablement. Soumis hiérarchiquement, les procureurs sont dès lors chargés de faire appliquer une loi uniforme à l’échelle nationale tout en « tenant compte du contexte propre » de leur ressort (CPP, art. 39-1). Cette adaptation au contexte entraîne une hiérarchisation différenciée des priorités dans les politiques pénales des parquetiers. Avec la figure du procureur se joue la question de la primauté des échelles de référence : échelle nationale versus locale, à l’origine d’inégalités de traitement des affaires en France.

Dr. pén. : Quelles sont les autres causes d’inégalités ?

É. C : La première cause de différenciation est bien entendu – et c’est rassurant – le degré de délinquance dans l’hexagone. Néanmoins, les deux cartes (V. ci-après) ne se superposent pas complètement. Un certain nombre de juridictions semble en effet sous-condamner leur population. Cela ne peut se comprendre que par l’asphyxie à laquelle elles sont soumises. Celles-ci peinent à faire face à l’intensité des flux, qui entraîne un effet-masse (conséquence du nombre très important de justiciables dans la juridiction) et un effet de charge (nombre d’affaires à traiter par magistrat). Ces effets sont la conséquence d’une inadaptation de la taille ou du nombre de personnels des juridictions. L’engorgement contraint ces tribunaux à user de stratagèmes dont le recours au classement sans suite. Un énorme travail, engagé par quelques procureurs pionniers et diffusé dans le reste de la France à l’initiative du ministère, a été fait pour faire baisser le nombre de ces classements dans le but d’apporter à l’opinion publique une « réponse pénale » à chaque affaire. Les procédures ont été accélérées (augmentation du traitement en temps réel, des CRPC et des comparutions immédiates) et les mesures alternatives augmentées (TIG, médiation, stages…). Néanmoins, la survie des juridictions passe désormais en grande
partie par la non-transformation des plaintes en affaires poursuivables, qui a l’avantage pour celles-ci, de ne pas être prises en compte dans leurs critères de performance. Ainsi, les juridictions les plus chargées (qui s’avèrent souvent les plus défavorisées) augmentent les mailles de leurs filets. Cette inégalité est à l’origine d’une profonde injustice compensatoire. En effet, si un nombre plus important de prévenus en profite pour échapper à toute sanction, les autres sont condamnés plus sévèrement que dans les autres ressorts, toute chose égale par ailleurs. Cette injustice touche particulièrement les Zones de sécurité prioritaire. On assiste ainsi à de véritables « peines géographiques ». Le système judiciaire français en vient donc à rompre avec les principes constitutionnels d’indivisibilité et d’égalité.

Dr. pén. : Quelles sont les pistes pour rendre une meilleure justice ?

É. C : Pour avoir une justice de qualité, il faut oeuvrer à garder une justice humaine. L’asphyxie des juridictions rend les cadences infernales pour les magistrats qui sont contraints de donner une réponse pénale sans disposer du temps nécessaire. Il faudrait augmenter drastiquement les magistrats dans les espaces engorgés. Un énorme effort financier est nécessaire pour résoudre l’équation. Le budget de la justice est très médiocre par rapport au reste des pays de l’OCDE. Ainsi, il est en moyenne de 67 ³ par français (0,2 % du PIB) alors qu’il est de 114 ³ pour l’Allemagne (plus de 0,35 % du PIB). Il me semble qu’il faut intensifier, tant en quantité qu’en qualité, les mesures alternatives à l’emprisonnement et donner bien plus de moyens aux politiques de prévention. Leur budget est dérisoire par rapport au budget pénitentiaire (500 millions ³ – si l’on ajoute les crédits des politiques de la ville – versus 2,5 milliards ³ avec un coût par détenu de 36 000 ³ par an pour l’État). Il serait bien audacieux de penser que les institutions judiciaires puissent, seules, résoudre la question. La justesse des réponses est en effet conditionnée en grande partie à l’avènement d’une société plus équitable.

DROIT PÉNAL

L’expertise des meilleurs pénalistes au service des professionnels du droit

Inclus dans votre abonnement : l’accès sur tablette, smartphone et en version web

AUTEUR(S) : Philippe Conte, Albert Maron, Jacques-Henri Robert